La librairie était comble pour cette belle rencontre estivale avec Jurica Pavičić, autour de son dernier ouvrage Mater Dolorosa. À ses côtés, Nadège Agullo, des éditions Agullo, a présenté le catalogue de la maison, sa ligne éditoriale et son choix d’auteurs.
Un moment d’échange intense, dans une atmosphère chaleureuse, avec un public passionné.
À venir : la vidéo de cette soirée sera bientôt disponible sur la chaîne YouTube de la librairie. En attendant, voici quelques photos de cet événement littéraire.
JuricaPavičić ou l’art de fissurer les cartes postales
Je me souviens de ce jour répugnant, gris et froid, quelque part en novembre, au début des années 1990. Les arbres de la ville, dénudés, sans feuilles. Les rues désertes, criblées de nids-de-poule et de flaques profondes. Le chemin vers la gare routière longeait un terrain de football improvisé. Cinquante réservistes en uniformes vert olive, l’air hagard, le visage sombre et renfrogné. Comme l’atmosphère de cette petite ville minière, traversée par une pluie froide et persistante. Ils attendaient, alignés, qu’un vieux bus délabré se gare – un Mercedes autrefois prestigieux, désormais une épave qui allait emmener ces hommes taciturnes vers la Croatie, en pleine guerre fratricide, où « frère s’était dressé contre frère », où des ruisseaux de sang se déversaient dans l’Adriatique, cette mer joyeuse et bleue de notre enfance.
Là où nous, gamins, passions nos vacances, nos classes vertes, tonnaient désormais les canons, les obusiers, la mort et la destruction. J’avais peur. J’étais écœuré. Je ne savais où me mettre. Pour des gens comme moi, il n’y avait pas de place dans cette société. Tout n’était que ténèbres, chaos, corruption, misère, mort et désespoir autour de moi. Dans la ville, on poignardait régulièrement quelqu’un. Les violences familiales atteignaient leur paroxysme. Les criminels volaient, terrorisaient, et les meurtres faisaient partie du quotidien. Tout cela se déroulait au début des années 90 dans cette « ex-Yougoslavie ».
J’étais lycéen à l’époque. Le pays sombrait dans le chaos. Une guerre civile faisait rage en Croatie, une autre couvait en Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, avec le recul, tout cela semble être arrivé à quelqu’un d’autre. Pas à nous, les gens de l’ex-Yougoslavie. Non, à des gens disparus depuis longtemps, qui vivaient des temps obscurs et révolus.
Je raconte tout cela parce que les écrits de Jurica Pavičić me ramènent à ces années terrifiantes, bien que sa prose soit moderne et, qui plus est, « étrangère » – car elle vient d’un « pays étranger » qui fut pourtant celui de mon enfance, de mes étés, de mes rires, de mes plongeons dans cette mer bleue et infinie, de mes premiers amours, de ces soirées joyeuses autour des coquillages, où les vieux sirotaient leur bevanda et leur gemisch, tandis que nous, gamins, sirotions nos Cocta devant des hébergements bon marché, où l’on restait parfois un mois entier.
Chaque personnage de ses romans me renvoie à ce passé, à cette époque qui nous a tous façonnés, certains en bien, d’autres en mal. Son œuvre est une autopsie de nos espoirs perdus, de nos rêves, de cette transition entre les « Lendemains qui chantent » et la grise médiocrité d’aujourd’hui.
Pour le public occidental, cet aspect du roman échappe à la compréhension. Bien que les thèmes de Pavičić soient universels (un roman noir dans sa plus pure expression), il y a quelque chose de « sauvagement balkanique » que seuls les habitants des Balkans peuvent saisir. C’est pourquoi Mater Dolorosa est un roman d’une puissance rare, explorant une fois de plus avec maestria les abîmes humains et sociaux, nous plongeant dans un monde de contrastes profonds. Car l’Europe du Sud-Est ne connaît pas la « mesure », mais seulement les extrêmes de l’endurance et de la souffrance. Un lieu où chaque trait de caractère frôle ces limites : amour – haine, noir – blanc, courage – lâcheté, bonheur – mélancolie infinie, et ainsi de suite, sans fin. Croates, Bosniaques, Serbes sont l’incarnation de cette démesure, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Longtemps, j’ai cru que la Croatie, cette terre à l’orientation méditerranéenne et centre-européenne, jouissait de plus de liberté, de justice et d’acquis « civilisationnels », et qu’elle avait réussi, comme ses frères slovènes, à échapper au syndrome « balkanique ». Après tout, ils ont rejoint l’UE ! Pavičić, avec une honnêteté et une profondeur rares, affronte le spectre de la « Croatie moderne » et se mesure aux « démons » du passé, profondément ancrés dans le présent. Tel un scalpel, il tranche dans la chair de son pays, extirpe tumeurs, polypes et nœuds, tente de guérir. Et quand la guérison est impossible, il s’efforce de soulager, d’expliquer au patient la source du mal, de la souffrance.
Pavičić connaît sa contrée comme sa poche, les gens qui la peuplent, des laissés-pour-compte aux arrivistes, les pièges du capitalisme sauvage si enchanteur, les chemins de traverse du tourisme de masse. Il connaît hier et aujourd’hui, ne spécule pas sur demain.
La famille Runjić vit dans un appartement socialiste préhistorique, en périphérie de Split, cette magnifique ville antique sur la côte adriatique. La mère, la fille et le fils ; le père est mort depuis longtemps dans un accident de voiture. Ils vivent dans un petit appartement hérité de la grand-mère ou du grand-père. Dans l’ex-Yougoslavie, les logements étaient attribués (à vie) par l’État socialiste ou les entreprises publiques. Ces appartements pouvaient être rachetés à bas prix pendant la période de transition.
L’intrigue débute avec la découverte du corps sans vie d’une jeune femme dans les ruines d’une vieille usine socialiste. La victime appartient à une famille aisée de Split, et la pression sur la police pour retrouver le meurtrier est intense. Le jeune inspecteur Zvone, accompagné d’un collègue plus âgé (de l’époque de Tito et du Parti), sera chargé de démêler cette histoire humaine très complexe. La famille Runjić se retrouvera entraînée dans un tourbillon de mensonges, de tromperies et de crimes, malgré elle.
Car Katja et Ines, la mère et la sœur, sont des gens ordinaires qui, chaque jour, quittent le décor « paradisiaque méditerranéen » pour rejoindre le Split gris et socialiste, où le glamour n’existe que dans les magazines people, et où l’avenir radieux n’est plus qu’un rêve oublié. Pendant ce temps, un voisin s’approprie illégalement des buanderies pour les transformer en appartements Airbnb destinés aux touristes occidentaux. Le bruit et la poussière rendent la mère et la sœur folles. Avec elles, dans ce petit appartement, vit un spectre – le fils Mario, un jeune homme au chômage, incarnation du vide, de l’absurdité, une personnalité quasi inexistante dans ce roman, et pourtant l’étincelle qui précipitera toute l’histoire dans l’abîme.
Le suspense ne réside pas dans l’attente de découvrir l’identité du meurtrier – ce n’est pas crucial ici, comme dans les autres romans de Jurica Pavičić. Pour le lecteur, l’essentiel est de rester jusqu’au bout avec ces personnages de chair et de sang, si réalistes qu’on pourrait presque les toucher, les entendre, rêver avec eux, avoir peur d’eux et sombrer avec eux dans le gouffre.
Pavičić ne nous épargne rien. Il décrit la réalité brutale du quotidien, sans nostalgie facile pour le passé, mais aussi sans fard pour la « nouvelle Croatie moderne ». Ainsi, dans Mater Dolorosa, un homme ordinaire se retrouve pris dans un tourbillon de passions, de mensonges, d’injustices sociales et de décadence, mais aussi d’un amour infini, prêt aux pires et plus sombres compromis. Comme le disait Dante, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
C’est là que réside le suspense insoutenable de ce roman – dans l’humanité profonde, ordinaire et crue de l’homme.
Les années de chaos et d’obscurité des années 90 sont loin. Les visiteurs de ces contrées sont généralement émerveillés par les paysages, les îles, la mer, les criques, les baies. Par une vie en apparence agréable et belle (il y a bien sûr une part de vérité là-dedans) et par des gens traditionnellement accueillants, doux et raffinés.
Qui pourrait imaginer que ces mêmes lieux ont longtemps senti la fumée, le sang et la boue ? Que sous le couvercle de la cocotte-minute, tout bout encore, qu’une simple « allumette » suffirait à enflammer tout le Sud-Est ? Que l’amour et les sacrifices impitoyables sont parfois une lourde croix et un mal, et que de la volonté de bien peut naître le mal, la sauvagerie et le mensonge, qui coûtent très, très cher !
Pavičić, avec une maîtrise magistrale, nous entraîne dans ce monde – nous qui le connaissons, mais aussi vous qui découvrez « notre belle » Croatie, jeune et pleine de contradictions, de contrastes et de dichotomies. Jurica pose des questions, donne un contexte, des pistes, une direction. À vous de trouver les réponses, le chemin, la sortie du labyrinthe.
Encore un chef-d’œuvre du polar par l’un des plus grands écrivains croates (n’oublions pas l’excellent Ante Tomić), qui nous emporte, comme »bura » le tempete maritime , dans une intrigue digne des plus grands romans du genre – car c’est bien un grand ROMAN !
La librairie Chien Sur La Lune a le plaisir de vous convier à une soirée dédiée à la littérature jeune adulte, le vendredi 20 juin 2025 à 19 heures, pour la présentation du roman « La Petite nageuse qui dansait sur un volcan « de Chloé Margueritte. Une œuvre où se tissent, à travers trois générations de femmes, les thèmes de l’émancipation, des identités plurielles et des combats intimes.
Au programme de cette rencontre :
Lecture d’extraits choisis par l’autrice, révélant la puissance évocatrice de sa prose.
Dialogue autour des enjeux contemporains abordés dans le roman : héritage familial, émotions , et quête de liberté.
Moment d’échange avec le public, dans l’esprit chaleureux et convivial qui caractérise notre librairie.
Un roman à la croisée des voix et des époques Julia en 1945, Anne en 2002, Noée en 2022 : trois destinées liées par un secret, trois parcours de résistance. À travers le journal intime de Julia, Noée plonge dans un passé enfoui, interrogeant les silences qui ont façonné sa famille. Inspiré du personnage de Camille dans En thérapie, ce récit poignant explore avec grâce et audace les fractures de la transmission et la force des révolutions intimes.
Informations pratiques : Date et heure : Vendredi 20 juin 2025 à 19h Lieu : Librairie Chien Sur La Lune Réservation conseillée par courriel (chiensurlalune@free.fr) ou par téléphone (09 55 21 38 37).
Une histoire où chaque génération, à sa manière, défie le poids des conventions. Une lecture qui, une fois commencée, ne vous quitte plus.
Nous vous attendons nombreux pour partager cette soirée autour des mots et des idées.