Je me souviens de mes premiers jours en France. Comme la plupart des immigrés, je suis arrivé à Paris au début du XXIᵉ siècle. Pour ceux qui ne l’ont pas vécu, Paris a deux visages. Le premier est celui d’une mégalopole puissante, déshumanisée, où le flux des gens, des véhicules, des marchandises s’apparente au mécanisme d’une machine implacable. À côté d’elle, on se sent comme une fourmi sur une autoroute. Le second visage est plus secret. Ruelles, passages, avenues majestueuses, parcs magnifiques, places animées, façades d’une beauté ineffable, visages joyeux de jeunes gens souvent beaux, attablés en terrasse avec un verre de vin, feuilletant la presse, des livres, conversant. De splendides librairies, riches, originales, dont la ville regorge. Je découvre à quel point la France est une terre de livres et d’édition. Il est impossible de ne pas y trouver l’ouvrage que l’on cherche. De la littérature d’Amérique centrale aux auteurs du sud de la Macédoine, des poètes persans aux conteurs africains, tout s’y trouve, absolument tout ! Et votre libraire, à ce moment-là, est jeune, curieux, avide de nouveaux livres, de nouveaux horizons… Un seul problème le tourmente alors : il ne connaît pas un mot de la langue de Molière.

C’est à peu près à cette époque, quelques mois après mon arrivée, que je rencontre le livre d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements. Mon beau-père me l’offre, persuadé que je suis déjà capable de le lire — car, sans trop me vanter, j’ai (à ce moment-là) un certain don pour les langues, une excellente mémoire visuelle et auditive ; j’apprends le français à l’oreille, à une vitesse prodigieuse. Je l’ai lu rapidement et avec un grand plaisir. Avec mes modestes connaissances en français, le style simple, minimaliste de Madame Nothomb se révélait idéal pour un débutant. Tout comme l’étrange récit sur le Japon et cette jeune Belge qui doit s’adapter à la vie d’un pays si lointain et si singulier. J’en suis encore reconnaissant aujourd’hui à cette autrice de m’avoir ouvert les portes de la langue française.
Amélie et votre humble scribe se sont retrouvés l’hiver dernier. Je l’avais complètement perdue de vue ces vingt-quatre dernières années. Cette fois, nous nous sommes croisés elle en tant que voyageuse, auteure d’un sympathique récit court sur le Japon — ou plutôt sur son périple là-bas avec sa meilleure amie. Un livre charmant, joyeux, qui raconte les mésaventures, les anecdotes et les incompréhensions face à cette culture lointaine. Et moi, en jeune (hahaha) libraire. J’ai lu son livre cette fois en professionnel, mais avec délectation et une pointe de nostalgie pour ces temps anciens où j’apprenais le français et tentais de comprendre ce pays complexe et merveilleux qui est désormais le mien.

Son dernier roman, Tant mieux, est une sorte de biographie de la mère d’Amélie, et surtout de son enfance singulière et relativement difficile. Ce magnifique court roman raconte avant tout l’enfance de sa mère et les moments épineux que cette petite fille a dû surmonter comme elle le pouvait. L’ingéniosité enfantine, l’originalité d’esprit ont aidé sa maman à devenir une belle jeune femme, bonne, épouse dévouée et mère admirable. D’une manière simple et claire, Amélie Nothomb lui rend un hommage exceptionnel — à l’enfance, à la mère, à la famille. Écrit dans un style épuré, fluide, d’un dynamisme remarquable et d’une drôlerie piquante. Une autre chose que j’aime chez les Belges — leur sens de l’humour décalé — est bien présent chez Amélie Nothomb, et tout particulièrement dans ce livre.

Qui sait pour quelles raisons, et quand, Amélie et moi nous retrouverons ? Je sais seulement que ses romans valent la peine d’être lus, tant ils débordent d’une énergie singulière. Légers à lire, et pourtant pleins de questions profondes, de réflexions et d’une authenticité espiègle. Alors n’hésitez pas : plongez dans la lecture de cette brillante autrice. Et vous savez où trouver son dernier roman — et même les anciens, par la même occasion. Et tant mieux !
Amélie Nothomb « Tant Mieux »
Alban Michel — 22 €