Dans son nouveau roman, John Boyne — auteur incontournable de la littérature contemporaine, célèbre pour Le Garçon en pyjama rayé — nous entraîne bien au-delà d’une simple narration. Les Éléments n’est ni un traité de géographie ni une étude des éléments naturels, mais une plongée vertigineuse dans les méandres de la psyché humaine. L’écrivain irlandais interroge avec une lucidité rare les mécanismes du mal, la fragilité des équilibres moraux, et les chemins tortueux qui mènent à la rédemption.
Structuré en quatre récits distincts mais intimement liés, l’ouvrage forme une fresque romanesque de 512 pages, où se croisent trauma, culpabilité, violence et espoir. Chaque histoire — qu’il s’agisse d’une île reculée hantée par le remords, d’un club de football où éclatent passions et châtiments, ou d’un service de grands brûlés où une médecin lutte contre ses propres démons, elle-même devenue un démon — s’inscrit dans une architecture narrative aussi ambitieuse que maîtrisée.
Boyne excelle dans l’art de la prose fluide et percutante, capable de saisir le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le lâcher. Son écriture, à la fois hypnotique et addictive, explore sans complaisance des thèmes difficiles — agression sexuelle, pédophilie, vengeance — tout en maintenant une tension narrative qui culmine dans une finale grandiose, unifiant l’ensemble des personnages dans une conclusion cathartique.
Si le roman n’épargne rien des noirceurs humaines, il offre pourtant une lueur d’espoir subtile et puissante. Comme l’air qui permet de respirer après l’épreuve du feu, le récit se clôt sur une note de reconstruction et d’évolution. Impossible d’en sortir indemne : cette œuvre marque, transforme, et interroge durablement.
Les Éléments s’impose ainsi comme une œuvre indispensable, tant par sa force littéraire que par son humanité profonde. Un roman symphonique, exigeant et poignant, qui confirme une fois de plus le talent de John Boyne pour saisir l’essence même de nos contradictions.
Éditions JC Lattès – 512 pages – 23,90 € Disponible à la librarie Chien Sur La Lune
Je me souviens de mes premiers jours en France. Comme la plupart des immigrés, je suis arrivé à Paris au début du XXIᵉ siècle. Pour ceux qui ne l’ont pas vécu, Paris a deux visages. Le premier est celui d’une mégalopole puissante, déshumanisée, où le flux des gens, des véhicules, des marchandises s’apparente au mécanisme d’une machine implacable. À côté d’elle, on se sent comme une fourmi sur une autoroute. Le second visage est plus secret. Ruelles, passages, avenues majestueuses, parcs magnifiques, places animées, façades d’une beauté ineffable, visages joyeux de jeunes gens souvent beaux, attablés en terrasse avec un verre de vin, feuilletant la presse, des livres, conversant. De splendides librairies, riches, originales, dont la ville regorge. Je découvre à quel point la France est une terre de livres et d’édition. Il est impossible de ne pas y trouver l’ouvrage que l’on cherche. De la littérature d’Amérique centrale aux auteurs du sud de la Macédoine, des poètes persans aux conteurs africains, tout s’y trouve, absolument tout ! Et votre libraire, à ce moment-là, est jeune, curieux, avide de nouveaux livres, de nouveaux horizons… Un seul problème le tourmente alors : il ne connaît pas un mot de la langue de Molière.
C’est à peu près à cette époque, quelques mois après mon arrivée, que je rencontre le livre d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements. Mon beau-père me l’offre, persuadé que je suis déjà capable de le lire — car, sans trop me vanter, j’ai (à ce moment-là) un certain don pour les langues, une excellente mémoire visuelle et auditive ; j’apprends le français à l’oreille, à une vitesse prodigieuse. Je l’ai lu rapidement et avec un grand plaisir. Avec mes modestes connaissances en français, le style simple, minimaliste de Madame Nothomb se révélait idéal pour un débutant. Tout comme l’étrange récit sur le Japon et cette jeune Belge qui doit s’adapter à la vie d’un pays si lointain et si singulier. J’en suis encore reconnaissant aujourd’hui à cette autrice de m’avoir ouvert les portes de la langue française.
Amélie et votre humble scribe se sont retrouvés l’hiver dernier. Je l’avais complètement perdue de vue ces vingt-quatre dernières années. Cette fois, nous nous sommes croisés elle en tant que voyageuse, auteure d’un sympathique récit court sur le Japon — ou plutôt sur son périple là-bas avec sa meilleure amie. Un livre charmant, joyeux, qui raconte les mésaventures, les anecdotes et les incompréhensions face à cette culture lointaine. Et moi, en jeune (hahaha) libraire. J’ai lu son livre cette fois en professionnel, mais avec délectation et une pointe de nostalgie pour ces temps anciens où j’apprenais le français et tentais de comprendre ce pays complexe et merveilleux qui est désormais le mien.
Son dernier roman, Tant mieux, est une sorte de biographie de la mère d’Amélie, et surtout de son enfance singulière et relativement difficile. Ce magnifique court roman raconte avant tout l’enfance de sa mère et les moments épineux que cette petite fille a dû surmonter comme elle le pouvait. L’ingéniosité enfantine, l’originalité d’esprit ont aidé sa maman à devenir une belle jeune femme, bonne, épouse dévouée et mère admirable. D’une manière simple et claire, Amélie Nothomb lui rend un hommage exceptionnel — à l’enfance, à la mère, à la famille. Écrit dans un style épuré, fluide, d’un dynamisme remarquable et d’une drôlerie piquante. Une autre chose que j’aime chez les Belges — leur sens de l’humour décalé — est bien présent chez Amélie Nothomb, et tout particulièrement dans ce livre.
Qui sait pour quelles raisons, et quand, Amélie et moi nous retrouverons ? Je sais seulement que ses romans valent la peine d’être lus, tant ils débordent d’une énergie singulière. Légers à lire, et pourtant pleins de questions profondes, de réflexions et d’une authenticité espiègle. Alors n’hésitez pas : plongez dans la lecture de cette brillante autrice. Et vous savez où trouver son dernier roman — et même les anciens, par la même occasion. Et tant mieux !
JuricaPavičić ou l’art de fissurer les cartes postales
Je me souviens de ce jour répugnant, gris et froid, quelque part en novembre, au début des années 1990. Les arbres de la ville, dénudés, sans feuilles. Les rues désertes, criblées de nids-de-poule et de flaques profondes. Le chemin vers la gare routière longeait un terrain de football improvisé. Cinquante réservistes en uniformes vert olive, l’air hagard, le visage sombre et renfrogné. Comme l’atmosphère de cette petite ville minière, traversée par une pluie froide et persistante. Ils attendaient, alignés, qu’un vieux bus délabré se gare – un Mercedes autrefois prestigieux, désormais une épave qui allait emmener ces hommes taciturnes vers la Croatie, en pleine guerre fratricide, où « frère s’était dressé contre frère », où des ruisseaux de sang se déversaient dans l’Adriatique, cette mer joyeuse et bleue de notre enfance.
Là où nous, gamins, passions nos vacances, nos classes vertes, tonnaient désormais les canons, les obusiers, la mort et la destruction. J’avais peur. J’étais écœuré. Je ne savais où me mettre. Pour des gens comme moi, il n’y avait pas de place dans cette société. Tout n’était que ténèbres, chaos, corruption, misère, mort et désespoir autour de moi. Dans la ville, on poignardait régulièrement quelqu’un. Les violences familiales atteignaient leur paroxysme. Les criminels volaient, terrorisaient, et les meurtres faisaient partie du quotidien. Tout cela se déroulait au début des années 90 dans cette « ex-Yougoslavie ».
J’étais lycéen à l’époque. Le pays sombrait dans le chaos. Une guerre civile faisait rage en Croatie, une autre couvait en Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, avec le recul, tout cela semble être arrivé à quelqu’un d’autre. Pas à nous, les gens de l’ex-Yougoslavie. Non, à des gens disparus depuis longtemps, qui vivaient des temps obscurs et révolus.
Je raconte tout cela parce que les écrits de Jurica Pavičić me ramènent à ces années terrifiantes, bien que sa prose soit moderne et, qui plus est, « étrangère » – car elle vient d’un « pays étranger » qui fut pourtant celui de mon enfance, de mes étés, de mes rires, de mes plongeons dans cette mer bleue et infinie, de mes premiers amours, de ces soirées joyeuses autour des coquillages, où les vieux sirotaient leur bevanda et leur gemisch, tandis que nous, gamins, sirotions nos Cocta devant des hébergements bon marché, où l’on restait parfois un mois entier.
Chaque personnage de ses romans me renvoie à ce passé, à cette époque qui nous a tous façonnés, certains en bien, d’autres en mal. Son œuvre est une autopsie de nos espoirs perdus, de nos rêves, de cette transition entre les « Lendemains qui chantent » et la grise médiocrité d’aujourd’hui.
Pour le public occidental, cet aspect du roman échappe à la compréhension. Bien que les thèmes de Pavičić soient universels (un roman noir dans sa plus pure expression), il y a quelque chose de « sauvagement balkanique » que seuls les habitants des Balkans peuvent saisir. C’est pourquoi Mater Dolorosa est un roman d’une puissance rare, explorant une fois de plus avec maestria les abîmes humains et sociaux, nous plongeant dans un monde de contrastes profonds. Car l’Europe du Sud-Est ne connaît pas la « mesure », mais seulement les extrêmes de l’endurance et de la souffrance. Un lieu où chaque trait de caractère frôle ces limites : amour – haine, noir – blanc, courage – lâcheté, bonheur – mélancolie infinie, et ainsi de suite, sans fin. Croates, Bosniaques, Serbes sont l’incarnation de cette démesure, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Longtemps, j’ai cru que la Croatie, cette terre à l’orientation méditerranéenne et centre-européenne, jouissait de plus de liberté, de justice et d’acquis « civilisationnels », et qu’elle avait réussi, comme ses frères slovènes, à échapper au syndrome « balkanique ». Après tout, ils ont rejoint l’UE ! Pavičić, avec une honnêteté et une profondeur rares, affronte le spectre de la « Croatie moderne » et se mesure aux « démons » du passé, profondément ancrés dans le présent. Tel un scalpel, il tranche dans la chair de son pays, extirpe tumeurs, polypes et nœuds, tente de guérir. Et quand la guérison est impossible, il s’efforce de soulager, d’expliquer au patient la source du mal, de la souffrance.
Pavičić connaît sa contrée comme sa poche, les gens qui la peuplent, des laissés-pour-compte aux arrivistes, les pièges du capitalisme sauvage si enchanteur, les chemins de traverse du tourisme de masse. Il connaît hier et aujourd’hui, ne spécule pas sur demain.
La famille Runjić vit dans un appartement socialiste préhistorique, en périphérie de Split, cette magnifique ville antique sur la côte adriatique. La mère, la fille et le fils ; le père est mort depuis longtemps dans un accident de voiture. Ils vivent dans un petit appartement hérité de la grand-mère ou du grand-père. Dans l’ex-Yougoslavie, les logements étaient attribués (à vie) par l’État socialiste ou les entreprises publiques. Ces appartements pouvaient être rachetés à bas prix pendant la période de transition.
L’intrigue débute avec la découverte du corps sans vie d’une jeune femme dans les ruines d’une vieille usine socialiste. La victime appartient à une famille aisée de Split, et la pression sur la police pour retrouver le meurtrier est intense. Le jeune inspecteur Zvone, accompagné d’un collègue plus âgé (de l’époque de Tito et du Parti), sera chargé de démêler cette histoire humaine très complexe. La famille Runjić se retrouvera entraînée dans un tourbillon de mensonges, de tromperies et de crimes, malgré elle.
Car Katja et Ines, la mère et la sœur, sont des gens ordinaires qui, chaque jour, quittent le décor « paradisiaque méditerranéen » pour rejoindre le Split gris et socialiste, où le glamour n’existe que dans les magazines people, et où l’avenir radieux n’est plus qu’un rêve oublié. Pendant ce temps, un voisin s’approprie illégalement des buanderies pour les transformer en appartements Airbnb destinés aux touristes occidentaux. Le bruit et la poussière rendent la mère et la sœur folles. Avec elles, dans ce petit appartement, vit un spectre – le fils Mario, un jeune homme au chômage, incarnation du vide, de l’absurdité, une personnalité quasi inexistante dans ce roman, et pourtant l’étincelle qui précipitera toute l’histoire dans l’abîme.
Le suspense ne réside pas dans l’attente de découvrir l’identité du meurtrier – ce n’est pas crucial ici, comme dans les autres romans de Jurica Pavičić. Pour le lecteur, l’essentiel est de rester jusqu’au bout avec ces personnages de chair et de sang, si réalistes qu’on pourrait presque les toucher, les entendre, rêver avec eux, avoir peur d’eux et sombrer avec eux dans le gouffre.
Pavičić ne nous épargne rien. Il décrit la réalité brutale du quotidien, sans nostalgie facile pour le passé, mais aussi sans fard pour la « nouvelle Croatie moderne ». Ainsi, dans Mater Dolorosa, un homme ordinaire se retrouve pris dans un tourbillon de passions, de mensonges, d’injustices sociales et de décadence, mais aussi d’un amour infini, prêt aux pires et plus sombres compromis. Comme le disait Dante, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
C’est là que réside le suspense insoutenable de ce roman – dans l’humanité profonde, ordinaire et crue de l’homme.
Les années de chaos et d’obscurité des années 90 sont loin. Les visiteurs de ces contrées sont généralement émerveillés par les paysages, les îles, la mer, les criques, les baies. Par une vie en apparence agréable et belle (il y a bien sûr une part de vérité là-dedans) et par des gens traditionnellement accueillants, doux et raffinés.
Qui pourrait imaginer que ces mêmes lieux ont longtemps senti la fumée, le sang et la boue ? Que sous le couvercle de la cocotte-minute, tout bout encore, qu’une simple « allumette » suffirait à enflammer tout le Sud-Est ? Que l’amour et les sacrifices impitoyables sont parfois une lourde croix et un mal, et que de la volonté de bien peut naître le mal, la sauvagerie et le mensonge, qui coûtent très, très cher !
Pavičić, avec une maîtrise magistrale, nous entraîne dans ce monde – nous qui le connaissons, mais aussi vous qui découvrez « notre belle » Croatie, jeune et pleine de contradictions, de contrastes et de dichotomies. Jurica pose des questions, donne un contexte, des pistes, une direction. À vous de trouver les réponses, le chemin, la sortie du labyrinthe.
Encore un chef-d’œuvre du polar par l’un des plus grands écrivains croates (n’oublions pas l’excellent Ante Tomić), qui nous emporte, comme »bura » le tempete maritime , dans une intrigue digne des plus grands romans du genre – car c’est bien un grand ROMAN !
Cela fait déjà une dizaine d’années que je lis Aharon Appelfeld. De livre en livre, je découvre l’incroyable talent de cet écrivain, malheureusement disparu. La vie d’Aharon pourrait aisément être comparée à un roman. Né le 16 février 1932 à Jadova, près de Czernowitz (alors Cernăuți, dans le Royaume de Roumanie), il est mort le 4 janvier 2018 à Petah Tikva, en Israël. Issu d’une famille juive aisée, il était profondément attaché à sa mère, dont il parle souvent dans ses écrits, tandis que ses relations avec son père étaient plus distantes. Son enfance idyllique a été anéantie le jour où les collaborateurs roumains ont fusillé sa mère. À partir de ce moment, Appelfeld est devenu un enfant en fuite : d’abord avec son père, puis, pendant une grande partie de la guerre, seul, caché chez des paysans, des femmes de « petite vertu » ou des partisans soviétiques. Dans le chaos de l’après-guerre, où des millions d’orphelins erraient à travers l’Europe centrale et orientale dévastée, Appelfeld a continué son périple jusqu’en Israël, où il a dû s’adapter à une société « peu patiente » envers les « survivants » et apprendre une langue qui lui était étrangère : l’hébreu. Mais cela est une autre histoire…
Dans La Ligne, Appelfeld explore avec une retenue poignante et une profondeur intime le sentiment de vengeance. Erwin Siegelbaum, libéré depuis quarante ans d’un camp de concentration, passe ses jours à arpenter les trains de l’Autriche d’après-guerre. L’alcool, les liaisons éphémères et les cauchemars hantent son existence. Ce qui le maintien à flot, c’est sa quête : collecter les menorahs, les coupes de kiddouch et les livres sacrés ayant survécu à leurs propriétaires disparus. Et surtout, l’espoir de retrouver l’officier nazi qui a assassiné ses parents… pour avoir enfin la force de le tuer.
Ne cherchez pas ici un récit indécent, larmoyant, du type Sage-femme d’Auschwitz. Appelfeld ne moralise pas, ne cherche pas à émouvoir artificiellement. La vengeance chez lui n’est pas un acte héroïque, mais une obsession vide, une pulsion qui ronge plus qu’elle ne libère. Comme ces rails qui s’étirent à l’infini dans les paysages autrichiens, la quête d’Erwin est une boucle sans fin. L’alcool, les femmes, les nuits sans sommeil ne sont que des échappatoires, des pansements sur une plaie qui ne cicatrise pas.
Les souvenirs, chez Appelfeld, ne sont jamais des flashbacks grandioses, mais des éclats fugitifs, des reflets qui apparaissent et disparaissent sans crier gare. Son style, minimaliste et pourtant lyrique, restitue cette sensation d’irréalité, comme si le passé ne pouvait être saisi que par bribes. Il n’y a pas de catharsis, pas de résolution. Ces rails droits comme un destin, ces courbes imposées – comment en descendrait-on ? Le voyage continue, non par espoir d’arriver quelque part, mais parce que s’arrêter reviendrait à regarder en face l’absence de terminus.
La Ligne est une œuvre qui refuse les catégories faciles. Ce n’est ni un roman historique, ni un thriller vengeur, ni un récit de survie édulcoré. C’est une plongée dans l’esprit d’un homme hanté, où chaque paysage traversé devient le miroir de son âme déchirée.
Ah, Giuliano d’Empoli ! Cette lumière de l’édition contemporaine… Enfin, quand je dis « édition », je suis gentil. Disons plutôt « l’artisanat pamphlétaire pour bobos en mal d’auto-congratulation ». Son Mage du Kremlin ? Un pensum aussi subtil qu’un tract de supermarché, mais qui a fait jouir toute la petite bourgeoisie parisienne en quête de validation intellectuelle. En gros, Giuliano nous « révèle » que Poutine est… un méchant. Stupeur ! L’ex-agent du KGB serait en réalité un manipulateur cruel, un tsar sans cœur – bref, Ivan Drago version Poutine, prêt à écraser notre pauvre Rocky démocratique sous ses bottes totalitaires. Quelle audace ! Quelle perspicacité ! Surtout quand on sait que cette analyse profonde tient en trois clichés hollywoodiens et deux shots de vodka.
Mais qui est donc ce génie ? Giuliano, fils d’Antonio – banquier, eurocrate et social-démocrate de salon –, né à Neuilly-sur-Seine (ce bastion ouvrier, bien sûr), vivant entre Paris, Bruxelles et Rome (la vraie vie du peuple, n’est-ce pas ?). Un homme du sérail, membre du think tank Volta, ce repaire de banquiers, de journalistes du Financial Times et de Tony Blair (oui, le Tony Blair, celui qui a sa place au tribunal de La Haye bien plus qu’à Davos). Bref, un pur produit de l’élite, mais qui joue les Cassandre pour épater la galerie.
Et maintenant, son dernier chef-d’œuvre : L’Heure des Prédateurs. Un pamphlet aussi fin qu’un coup de marteau, où le monde se divise entre les gentils (nous, l’Occident, bien sûr) et les méchants (tous les autres). Les Russes ? Des ours sanguinaires. Les Chinois ? Des serpents venimeux. Les Iraniens ? Des scorpions. Et nous ? De doux lapins européens, trop naïfs pour ce monde cruel. L’Heure des Prédateurs est un pamphlet géopolitique ennuyeux et bon marché. Une collection d’essais censés être un « manuel » pour comprendre le monde. En bref : l’Occident lutte contre des prédateurs. Impossible de ne pas penser au film Predator, où Schwarzenegger combat un extraterrestre sanguinaire qui, une fois vaincu, active une bombe nucléaire. La valeur cinématographique de Predator équivaut à celle du livre de d’Empoli : nulle.
Le plus drôle ? Cette obsession pour le « populisme » et « prédateurs Borgia , ce mot-valise qui sert à qualifier tout ce qui dérange le petit confort moral de Giuliano et ses amis. Trump ? Un fasciste . Poutine ? Un monstre. Musk ? Un diable (sauf quand il faisait rêver les bobos avec ses voitures électriques). Mais les guerres de l’OTAN, les bombardements « humanitaires », les millions de morts au Moyen-Orient, Afghanistan, Lybie, Syrie, Amérique du sud ? Silence radio. Gaza ? Jamais entendu parler. Pour D’Empoli ,ouest c’est des hippies armés de drones qui ne font la guerre que par amour des droits de l’homme.
Et voilà le vrai talent de d’Empoli : écrire des livres aussi profonds qu’un tweet de BHL, mais avec la prétention d’un essai géopolitique. Son public ? Des bobos qui veulent se sentir intelligents en sirotant leur vin bio tout en approuvant les bombardements « pour la démocratie ».
Alors oui, lisez d’Empoli. Pas pour apprendre quoi que ce soit, mais pour comprendre comment une élite déconnectée se raconte des histoires en se prenant pour les héros d’un film de propagande. Et surtout, gardez ce livre près de vous : il fera un excellent cale-pied quand l’apocalypse nucléaire (qu’ils ont tant contribué à provoquer) finira par arriver.
Un pamphlet creux pour une élite creuse. Mais au moins, ça se lit vite – comme un faire-part de décès de la pensée critique