Étiquette : littérature contemporaine

  • « Kairos » de Jenny Erpenbeck Le tsunami du temps

    Le dernier roman de Jenny Erpenbeck est une vague gigantesque qui dévore la côte et l’intérieur des terres. Chaque instant annonce la catastrophe, intérieure et extérieure. Comme à l’accoutumée, tout est recouvert d’une bonace, d’un mouvement presque imperceptible, quelques cercles concentriques apparaissant çà et là à la surface autrement calme de l’eau. Tout cela n’est qu’illusion, tout cela ne signifie ni paix ni équilibre, car la vague part du large, mue par les mouvements de la tempête, les perturbations tectoniques qui provoquent le plissement de l’écorce terrestre ; les séismes sont imperceptibles depuis le rivage (ou quelque secousse commence à provoquer des fissures dans les bâtiments, dans les vies). La mer se retire, et la vague géante est inexorable — tôt ou tard, elle frappera la côte de sa force titanesque.

    Katharina, étudiante de 19 ans, et Hans, écrivain de 53 ans, marié et père d’un jeune garçon, se rencontrent par hasard le 11 juin 1986 à Berlin-Est. En surface, nous vivons la passion de ce couple « impossible » dans un temps « impossible ». La passion est immense, une sorte de prétendue « amour » naît entre eux, mais aussi l’obsession, la jalousie, et un jeu de domination et de manipulation. Le décor n’est pas fortuit : 1986, Berlin-Est. Ce n’est pas seulement un lieu, c’est l’épicentre, le point d’où part la vague déferlante de l’histoire et du temps — et ce n’est pas la première fois. L’Allemagne elle-même est l’épicentre sismique de l’Europe, successivement engendrant de ses entrailles chaos, violence et souffrance. C’est pourquoi l’amour de Hans et Katharina a pour musique de fond le Requiem de Mozart : chaque mouvement de passion est une ode à la mort, à la souffrance et à la fugacité.

    Dans toute cette obscurité se cache peut-être aussi le génie de la terre allemande, qui a donné naissance à une créativité inestimable, à la beauté et à la sagesse, le tout arrosé de souffrance, de destruction et d’une semence infinie de mort. Derrière cette « simple » histoire d’amour (d’ailleurs, existe-t-il seulement une histoire d’amour simple ?) se cache une course incessante après l’instant qui nous fuit, le moment que nous n’avons pas su « vivre » pleinement, tant individuellement que collectivement. Ainsi, Hans et Katharina se fissurent le long de leurs coutures, tout va irrémédiablement vers la perte, la séparation, la rupture — alors même que l’union est à portée de main !

    Je ne vous mentirai pas : Erpenbeck n’a pas écrit le roman le plus facile à lire. N’attendez pas de raccourcis faciles, des officiers sinistres de la Stasi, le Pacte de Varsovie, des nids de mitrailleuses et des tours à projecteurs, où les gens vivaient en « noir et blanc ou sépia » tandis qu’à l’Ouest régnait la vie en Technicolor stéréo Dolby. Son regard sur le temps et la littérature n’est pas manichéen ni simpliste. Chaque page de ce roman, avec une maîtrise consommée, interroge les raisons pour lesquelles le temps est un terrain glissant, où il est presque impossible de rester en équilibre.

    Pour ne pas trop m’étendre : un roman exceptionnel, brillamment écrit, avec une connaissance profonde des mécanismes de l’histoire, de la littérature et des relations humaines. Jenny Erpenbeck est une grande écrivaine ; elle a réussi à saisir Kairos par les cheveux, à condenser un temps complexe et unique en un roman puissant, même si nous sommes toujours en retard, même si nous courons toujours après le temps.

    « KAIROS »
    Éditions Gallimard
    24 €

  • “Fardeau” de Mathieu Niango : quand l’histoire personnelle rencontre la grande Histoire

    Et si votre héritage familial vous réservait une révélation insoutenable ? C’est le point de départ de “Fardeau”, où Mathieu Niango explore avec une lucidité troublante les ramifications intimes du passé.

    Né d’un père sénégalais et d’une mère française, Niango puise dans sa propre expérience métisse pour interroger les constructions identitaires. Dans ce récit à mi-chemin entre l’enquête et le roman, le narrateur découvre que sa grand-mère a participé au programme Lebensborn et que son grand-père était officier SS. Sa mère, enfant adoptée, avait été destinée à incarner l’idéal aryen.

    Diplômé en lettres modernes et en histoire contemporaine, Matthieu Niango excelle à croiser les registres : sa prose allie précision documentaire et sensibilité littéraire, sans jamais tomber dans le pathos. Son approche rejoint celle d’auteurs comme Laurent Binet ou Ivan Jablonka, qui font dialoguer mémoire collective et récit intime.

    “Fardeau” est une réflexion puissante sur la transmission, la culpabilité et la fragilité des identités imposées. Comment se construire lorsque l’Histoire vous rattrape ? Comment porter un héritage que personne ne revendique ?

    Le titre dit l’essentiel : ce poids des secrets, des non-dits, des traces persistantes du nazisme dans les arbres généalogiques. Une lecture nécessaire, qui prolonge le devoir de mémoire en l’inscrivant dans le présent.

    “Fardeau” est disponible à la librairie Chien Sur La Lune – un lieu reconnu pour son choix exigeant d’ouvrages engagés et littéraires.

    EDITIONS Mialet Barrault 22 Euros

  • Soirée La Force du Galet

    Après l’arrêt brutal des Falaises au bord de l’abîme, La Force du Galet entraîne Jean-Baptiste vers de nouveaux combats, cette fois sur le terrain mouvant des plages de son passé. Entre galets polis par le temps et vagues implacables, son retour en France des années 1950 devient une plongée dans les profondeurs de la justice, de la culpabilité et de la rédemption. Xavier Becquet nous révèle les secrets de cette suite haletante, où chaque vague apporte son lot de vérités enfouies. Un roman qui marque autant qu’il érode, à l’image de la mer façonnant la pierre. Revivez la soirée exclusive à la Librairie Chien Sur La Lune et plongez dans les coulisses de création de Force Du Galet!

  •  » J’emporterai le feu » Une fresque familiale entre passion, tabous et modernité

    Les romans de Slimani, et en particulier sa trilogie sur le Maroc et les trois générations d’une même famille, constituent une lecture agréable et captivante. Les deux premiers tomes, en particulier, sont remarquables. Leïla Slimani nous plonge avec fluidité et élégance dans l’année 1946, où une jeune Française originaire d’Alsace arrive dans un Maroc en pleine effervescence politique. Elle y retrouve son amour de guerre, Amin, un soldat colonial. Leur passion, ainsi que les tabous de l’époque concernant les mariages mixtes, ne peuvent empêcher cette femme de changer radicalement de vie et de fonder une famille dans un pays qui lui est étranger. De 1946 à nos jours, nous suivons les destins croisés de trois générations de cette famille métissée, traversant épreuves, victoires, pertes, désillusions, amours et trahisons.

    Le plus grand atout de cette œuvre réside dans sa lisibilité. Slimani est une conteuse hors pair, et jamais nous ne perdons le fil de l’histoire. Son style, d’un réalisme saisissant, nous maintient constamment en haleine, sans jamais nous laisser dans le flou ou la confusion. Le récit coule comme un ruisseau de montagne, limpide et continu. Dommage que le troisième tome, bien qu’intéressant et parfois brillant, soit plus formaté et empreint de clichés modernes, abordant des thèmes typiques de la société contemporaine.

    En somme, Slimani a écrit trois bons romans. Pour ceux qui aiment les sagas familiales et une écriture presque cinématographique (à certains moments, on se croirait dans une série palpitante), cette trilogie sera un véritable régal. L’œuvre de Leïla Slimani s’inscrit dans la lignée des grands récits familiaux et historiques, rappelant parfois les fresques sociales de siècle dernière .

    À travers cette saga, Slimani explore avec finesse la complexité des liens familiaux, les défis de l’identité culturelle et les tensions entre tradition et modernité. La famille, ici, est à la fois un refuge et un champ de bataille, un lieu où se jouent les luttes intimes et collectives. Les personnages, profondément humains, nous rappellent que la vie est un tissu de contradictions, de joies et de douleurs, où chaque génération doit négocier avec l’héritage du passé tout en forgeant son propre chemin.

    Disponible à la librairie Chien Sur La Lune.