Étiquette : trauma

  • John Boyne »Les Éléments « 

    Dans son nouveau roman, John Boyne — auteur incontournable de la littérature contemporaine, célèbre pour Le Garçon en pyjama rayé — nous entraîne bien au-delà d’une simple narration. Les Éléments n’est ni un traité de géographie ni une étude des éléments naturels, mais une plongée vertigineuse dans les méandres de la psyché humaine. L’écrivain irlandais interroge avec une lucidité rare les mécanismes du mal, la fragilité des équilibres moraux, et les chemins tortueux qui mènent à la rédemption.

    Structuré en quatre récits distincts mais intimement liés, l’ouvrage forme une fresque romanesque de 512 pages, où se croisent trauma, culpabilité, violence et espoir. Chaque histoire — qu’il s’agisse d’une île reculée hantée par le remords, d’un club de football où éclatent passions et châtiments, ou d’un service de grands brûlés où une médecin lutte contre ses propres démons, elle-même devenue un démon — s’inscrit dans une architecture narrative aussi ambitieuse que maîtrisée.

    Boyne excelle dans l’art de la prose fluide et percutante, capable de saisir le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le lâcher. Son écriture, à la fois hypnotique et addictive, explore sans complaisance des thèmes difficiles — agression sexuelle, pédophilie, vengeance — tout en maintenant une tension narrative qui culmine dans une finale grandiose, unifiant l’ensemble des personnages dans une conclusion cathartique.

    Si le roman n’épargne rien des noirceurs humaines, il offre pourtant une lueur d’espoir subtile et puissante. Comme l’air qui permet de respirer après l’épreuve du feu, le récit se clôt sur une note de reconstruction et d’évolution. Impossible d’en sortir indemne : cette œuvre marque, transforme, et interroge durablement.

    Les Éléments s’impose ainsi comme une œuvre indispensable, tant par sa force littéraire que par son humanité profonde. Un roman symphonique, exigeant et poignant, qui confirme une fois de plus le talent de John Boyne pour saisir l’essence même de nos contradictions.

    Éditions JC Lattès – 512 pages – 23,90 €
    Disponible à la librarie Chien Sur La Lune

  • « La Ligne » d’Aharon Appelfeld

    « La Ligne » d’Aharon Appelfeld

    Cela fait déjà une dizaine d’années que je lis Aharon Appelfeld. De livre en livre, je découvre l’incroyable talent de cet écrivain, malheureusement disparu. La vie d’Aharon pourrait aisément être comparée à un roman. Né le 16 février 1932 à Jadova, près de Czernowitz (alors Cernăuți, dans le Royaume de Roumanie), il est mort le 4 janvier 2018 à Petah Tikva, en Israël. Issu d’une famille juive aisée, il était profondément attaché à sa mère, dont il parle souvent dans ses écrits, tandis que ses relations avec son père étaient plus distantes. Son enfance idyllique a été anéantie le jour où les collaborateurs roumains ont fusillé sa mère. À partir de ce moment, Appelfeld est devenu un enfant en fuite : d’abord avec son père, puis, pendant une grande partie de la guerre, seul, caché chez des paysans, des femmes de « petite vertu » ou des partisans soviétiques. Dans le chaos de l’après-guerre, où des millions d’orphelins erraient à travers l’Europe centrale et orientale dévastée, Appelfeld a continué son périple jusqu’en Israël, où il a dû s’adapter à une société « peu patiente » envers les « survivants » et apprendre une langue qui lui était étrangère : l’hébreu. Mais cela est une autre histoire…

    Dans La Ligne, Appelfeld explore avec une retenue poignante et une profondeur intime le sentiment de vengeance. Erwin Siegelbaum, libéré depuis quarante ans d’un camp de concentration, passe ses jours à arpenter les trains de l’Autriche d’après-guerre. L’alcool, les liaisons éphémères et les cauchemars hantent son existence. Ce qui le maintien à flot, c’est sa quête : collecter les menorahs, les coupes de kiddouch et les livres sacrés ayant survécu à leurs propriétaires disparus. Et surtout, l’espoir de retrouver l’officier nazi qui a assassiné ses parents… pour avoir enfin la force de le tuer.

    Ne cherchez pas ici un récit indécent, larmoyant, du type Sage-femme d’Auschwitz. Appelfeld ne moralise pas, ne cherche pas à émouvoir artificiellement. La vengeance chez lui n’est pas un acte héroïque, mais une obsession vide, une pulsion qui ronge plus qu’elle ne libère. Comme ces rails qui s’étirent à l’infini dans les paysages autrichiens, la quête d’Erwin est une boucle sans fin. L’alcool, les femmes, les nuits sans sommeil ne sont que des échappatoires, des pansements sur une plaie qui ne cicatrise pas.

    Les souvenirs, chez Appelfeld, ne sont jamais des flashbacks grandioses, mais des éclats fugitifs, des reflets qui apparaissent et disparaissent sans crier gare. Son style, minimaliste et pourtant lyrique, restitue cette sensation d’irréalité, comme si le passé ne pouvait être saisi que par bribes. Il n’y a pas de catharsis, pas de résolution. Ces rails droits comme un destin, ces courbes imposées – comment en descendrait-on ? Le voyage continue, non par espoir d’arriver quelque part, mais parce que s’arrêter reviendrait à regarder en face l’absence de terminus.

    La Ligne est une œuvre qui refuse les catégories faciles. Ce n’est ni un roman historique, ni un thriller vengeur, ni un récit de survie édulcoré. C’est une plongée dans l’esprit d’un homme hanté, où chaque paysage traversé devient le miroir de son âme déchirée.

    Disponible à la librairie Chien Sur La Lune .