Livre de la semaine
Ferenc Karinthy est né le 29 février 1921 à Budapest. Fils de Frigyes Karinthy, écrivain de génie (auteur de « Voyage autour de mon crâne »), et d’Anna Bohm, psychiatre et psychologue, qui disparut dans les crématoires d’Auschwitz. Ferenc fut un dramaturge, écrivain, chroniqueur, traducteur et linguiste hongrois renommé, ainsi qu’un excellent joueur de water-polo. Un homme aux qualités et talents exceptionnels. C’est pourquoi son roman « Epépé » est le livre de la semaine » dans notre petite librairie.

Malheureusement, la littérature hongroise est très peu connue en France. Ce pays, situé au cœur de l’Europe, autrefois un grand empire, a engendré une littérature, poésie et, plus généralement, art et culture d’une richesse exceptionnelle. Leur particularité et leur relative fermeture culturelle, ainsi que leur crainte de la germanisation, ont fait des Hongrois, Magyars un peuple très distinct sur notre continent. Un continent, ou plutôt une petite péninsule de l’immense masse terrestre asiatique, où nous nous comprenons généralement car nos racines culturelles sont gréco-latines, avec des références communes, des imbrications culturelles et historiques. La Hongrie n’est pas totalement exclue de ces connexions, mais on peut dire que sa langue la rend tout à fait unique dans l’histoire européenne. Bien qu’ils soient un peuple typiquement centre-européen, leur langue et leurs origines centrasiatiques, les rendent particuliers en Europe. Cela se ressent profondément dans leur littérature, profondément originale, singulière et, comme on le dit souvent, majestueuse.
Le roman de Ferenc est unique : il explore la langue comme outil d’échange et de communication. Mais si son principe semble simple, la compréhension ne l’est pas. Comment communiquer quand la langue de l’autre est totalement étrangère, sans aucun repère culturel ou linguistique ? Le roman commence par le voyage de Budai, un linguiste renommé, se rendant à un congrès de linguistique à Helsinki (quelle coïncidence, un autre pays avec une langue rare et étrange). L’avion atterrit dans une mégalopole polluée, bruyante, chaotique, surpeuplée d’humains et de voitures… Budai perd ses bagages, ses documents, et dans un chaos indescriptible, il réalise qu’il n’est pas à Helsinki. Ni lui ni nous, lecteurs, ne savons où il est. Tout ressemble à notre civilisation, à nos mégalopoles oppressives, tout semble familier mais ne l’est pas. Et surtout, la langue, malgré ses connaissances polyglottes et linguistiques, Héro de Karinthy ne parvient pas à la comprendre, pas même le plus petit pronom, le verbe le plus courant, ou un nom. Aucune trace de grec, de latin, des langues slaves ou d’anglo-saxon, nordique. Une fois plongé dans ce tourbillon, une sentiment nauséabonde, angoissant accompagne ce roman sombre et original, un véritable chef-d’œuvre. Bien sûr, Kafka, Zamiatine nous viennent à l’esprit tandis que nous voyageons à travers ce cauchemar linguistique, décrit avec maestria par Ferenc Karinthy.

Ce roman dérangeant est une métaphore parfaite de notre capacité exceptionnelle à ne pas comprendre l’autre. La multicouches de cette œuvre est incroyable : entre la chronique absurde d’un linguiste qui ne comprend pas et ne peut apprendre la langue de l’autre, se déploient des thèmes universels profonds : qu’est-ce que la langue ? À quoi sert-elle ? Que signifie communiquer ? L’atmosphère oppressante, humide et visqueuse d’une ville sans fin, surpeuplée, ajoute à l’angoisse, provoquant en nous un profond malaise. L’impuissance face à cette situation d’incompréhension, et la machine écrasante de la mégalopole qui broie les êtres humains comme un moulin, ajoutent à l’angoisse et à la peur, un niveau supplémentaire de folie, de chaos et d’horreur. Ferenc Karinthy a écrit un chef-d’œuvre, sans se perdre dans des futurs imaginaires et sombres, souvent qualifiés de « dystopies » ou « uchronies ».
Le roman de Ferenc Karinthy, « Epépé », s’inscrit dans une tradition littéraire qui explore les limites de la communication et les absurdités de la bureaucratie et de la modernité, des thèmes chers à Franz Kafka et à Ievgueni Zamiatine. Comme dans « Le Procès » de Kafka, où Josef K. est confronté à un système judiciaire incompréhensible et oppressant, Budai, le protagoniste de « Epépé », est plongé dans un univers où la langue, outil fondamental de communication, devient une barrière insurmontable. Cette incompréhension linguistique reflète l’aliénation de l’individu face à des structures sociales et bureaucratiques qui le dépassent, un thème central dans l’œuvre de Kafka.
De même, Zamiatine, dans « Nous autres », dépeint une société dystopique où la langue et la pensée sont contrôlées pour maintenir l’ordre et supprimer l’individualité. Dans « Epepe », bien que le contexte ne soit pas explicitement dystopique, l’incapacité de Budai à comprendre la langue de la mégalopole évoque une forme de dystopie linguistique, où l’échec de la communication symbolise l’échec de la connexion humaine dans un monde de plus en plus fragmenté et déshumanisé.
Ainsi, « Epépé » de Ferenc Karinthy s’inscrit dans une lignée littéraire qui interroge les fondements de la communication et de l’identité humaine, tout en offrant une réflexion profonde sur les défis de la modernité. À travers l’absurdité et l’angoisse, Karinthy, comme Kafka et Zamiatine avant lui, nous invite à réfléchir sur notre propre capacité à comprendre et à être compris dans un monde de plus en plus complexe et déroutant.
Disponible à la librairie Chien Sur La Lune .
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