Ah, Giuliano d’Empoli ! Cette lumière de l’édition contemporaine… Enfin, quand je dis « édition », je suis gentil. Disons plutôt « l’artisanat pamphlétaire pour bobos en mal d’auto-congratulation ». Son Mage du Kremlin ? Un pensum aussi subtil qu’un tract de supermarché, mais qui a fait jouir toute la petite bourgeoisie parisienne en quête de validation intellectuelle. En gros, Giuliano nous « révèle » que Poutine est… un méchant. Stupeur ! L’ex-agent du KGB serait en réalité un manipulateur cruel, un tsar sans cœur – bref, Ivan Drago version Poutine, prêt à écraser notre pauvre Rocky démocratique sous ses bottes totalitaires. Quelle audace ! Quelle perspicacité ! Surtout quand on sait que cette analyse profonde tient en trois clichés hollywoodiens et deux shots de vodka.
Mais qui est donc ce génie ? Giuliano, fils d’Antonio – banquier, eurocrate et social-démocrate de salon –, né à Neuilly-sur-Seine (ce bastion ouvrier, bien sûr), vivant entre Paris, Bruxelles et Rome (la vraie vie du peuple, n’est-ce pas ?). Un homme du sérail, membre du think tank Volta, ce repaire de banquiers, de journalistes du Financial Times et de Tony Blair (oui, le Tony Blair, celui qui a sa place au tribunal de La Haye bien plus qu’à Davos). Bref, un pur produit de l’élite, mais qui joue les Cassandre pour épater la galerie.
Et maintenant, son dernier chef-d’œuvre : L’Heure des Prédateurs. Un pamphlet aussi fin qu’un coup de marteau, où le monde se divise entre les gentils (nous, l’Occident, bien sûr) et les méchants (tous les autres). Les Russes ? Des ours sanguinaires. Les Chinois ? Des serpents venimeux. Les Iraniens ? Des scorpions. Et nous ? De doux lapins européens, trop naïfs pour ce monde cruel. L’Heure des Prédateurs est un pamphlet géopolitique ennuyeux et bon marché. Une collection d’essais censés être un « manuel » pour comprendre le monde. En bref : l’Occident lutte contre des prédateurs. Impossible de ne pas penser au film Predator, où Schwarzenegger combat un extraterrestre sanguinaire qui, une fois vaincu, active une bombe nucléaire. La valeur cinématographique de Predator équivaut à celle du livre de d’Empoli : nulle.
Le plus drôle ? Cette obsession pour le « populisme » et « prédateurs Borgia , ce mot-valise qui sert à qualifier tout ce qui dérange le petit confort moral de Giuliano et ses amis. Trump ? Un fasciste . Poutine ? Un monstre. Musk ? Un diable (sauf quand il faisait rêver les bobos avec ses voitures électriques). Mais les guerres de l’OTAN, les bombardements « humanitaires », les millions de morts au Moyen-Orient, Afghanistan, Lybie, Syrie, Amérique du sud ? Silence radio. Gaza ? Jamais entendu parler. Pour D’Empoli ,ouest c’est des hippies armés de drones qui ne font la guerre que par amour des droits de l’homme.
Et voilà le vrai talent de d’Empoli : écrire des livres aussi profonds qu’un tweet de BHL, mais avec la prétention d’un essai géopolitique. Son public ? Des bobos qui veulent se sentir intelligents en sirotant leur vin bio tout en approuvant les bombardements « pour la démocratie ».
Alors oui, lisez d’Empoli. Pas pour apprendre quoi que ce soit, mais pour comprendre comment une élite déconnectée se raconte des histoires en se prenant pour les héros d’un film de propagande. Et surtout, gardez ce livre près de vous : il fera un excellent cale-pied quand l’apocalypse nucléaire (qu’ils ont tant contribué à provoquer) finira par arriver.
Un pamphlet creux pour une élite creuse. Mais au moins, ça se lit vite – comme un faire-part de décès de la pensée critique
Richard Powers, écrivain américain de renom, nous a déjà comblés avec des romans magistralement écrits. Il est un virtuose de la narration, capable de transformer des sujets complexes en récits fluides et captivants, tout en mêlant émotion, érudition et une profonde connaissance de la nature. Dans ses œuvres, la science devient poésie, et la nature, un personnage à part entière. Powers est un ardent défenseur de l’environnement, utilisant sa plume pour éveiller les consciences sur les enjeux écologiques. Son dernier roman, * »Le Jeu sans Fin »* (traduction française de * »Playground »*), nous transporte sur l’île de Makatea en Polynésie française, un lieu qui devient le théâtre de destins croisés, où l’océan joue un rôle central.
Dans ce roman, Powers nous invite à explorer un « terrain de jeu » métaphorique, où les vies d’un génie informatique, d’un océanographe et d’un plongeur passionné se mêlent à celle de l’océan lui-même. Ce dernier, avec ses abysses mystérieux, ses montagnes sous-marines et ses écosystèmes complexes, est bien plus qu’un simple décor : c’est le cœur battant de notre planète. Powers rappelle avec force que notre monde devrait s’appeler « océan » plutôt que « terre », car toute vie dépend de cette étendue bleue et de son équilibre fragile. À travers une prose cinématographique et des cliffhangers haletants, il dépeint la beauté et la vulnérabilité de cet écosystème, tout en dénonçant les violences infligées à la vie aquatique.
Le « jeu » évoqué dans le titre est à la fois une métaphore de la vie et une critique de notre attitude irresponsable envers la planète. Nous voyons le monde comme un terrain de jeu, un espace créé pour notre divertissement, mais nous oublions trop souvent de le préserver pour les générations futures. Powers nous met en garde : l’océan, une fois libéré de notre présence, se régénérera en un clin d’œil. Mais serons-nous encore là pour en témoigner ? Ce roman est une ode à l’eau, à la vie et à la créativité infinie de l’océan, une force qui dépasse nos jeux éphémères et nos jouets technologiques. Une lecture essentielle pour les amoureux de la nature, de l’océan et des questions environnementales.
Vous pouvez trouver ce livre à la librairie « Chien Sur La Lune ».
En cette année 2025, nous commémorons le 50e anniversaire de la mort de Pier Paolo Pasolini, une figure majeure du XXe siècle, dont l’œuvre et la vie continuent de fasciner et de provoquer. À cette occasion, Arnaud Delalande, Denis Gombert et Éric Liberge nous offrent « L’Ange Pasolini », une bande dessinée magistrale qui explore la vie et l’héritage de cet artiste hors du commun. Ce roman graphique, à la fois sombre et lumineux, est une véritable immersion dans l’univers complexe et contradictoire de Pasolini.
Le récit commence là où tout s’achève : sur une plage d’Ostie, en novembre 1975, où Pasolini est brutalement assassiné. Cette mort violente, presque symbolique, sert de point de départ à une rétrospective de sa vie. L’ange qui apparaît alors devient le guide de cette introspection, interrogeant Pasolini sur les moments clés de son existence. Ce dialogue entre l’homme et l’ange donne une dimension presque mystique à l’œuvre, tout en restant ancré dans la réalité crue de la vie de l’artiste.
Pasolini était un homme de paradoxes : marxiste et homosexuel dans une Italie conservatrice, poète et cinéaste, aimé et haï à la fois. La bande dessinée explore ces contradictions avec une finesse remarquable. On y découvre un homme tiraillé entre son engagement politique, sa sexualité, son amour pour la culture populaire et son rejet des conventions sociales. Les auteurs réussissent à capturer l’essence de Pasolini, sans jamais tomber dans le piège de la simplification.
Le travail graphique d’Éric Liberge est tout simplement époustouflant. Son style, à la fois précis et expressif, donne vie aux émotions les plus intimes de Pasolini. Les pleines pages, souvent muettes, sont de véritables tableaux qui invitent à la contemplation. Les choix chromatiques, oscillant entre le noir et blanc et de rares éclats de couleur, reflètent parfaitement les contrastes de la vie de l’artiste. Chaque case est une invitation à plonger plus profondément dans l’âme tourmentée de Pasolini.
À travers cette bande dessinée, les auteurs ne se contentent pas de raconter la vie de Pasolini ; ils nous invitent à réfléchir à son héritage. Qu’est-ce que signifie être un artiste engagé aujourd’hui ? Comment concilier art et politique, liberté et contraintes sociales ? Ces questions, posées par Pasolini de son vivant, résonnent encore aujourd’hui avec une force intacte.
« L’Ange Pasolini » transcende la simple biographie en images. C’est une œuvre profonde, grave, qui interroge autant qu’elle émeut. À travers le prisme de la vie et de la mort de Pasolini, les auteurs nous confrontent à des questions essentielles : la place de l’artiste dans une société hostile, le poids des contradictions intimes, et le prix de la liberté créatrice.
BD disponible à la librairie Chien Sur La Lune
L’évangile selon Saint Matthieu disponible à la librairie en Bleu Ray
Né le 5 mars 1922 à Bologne, Pier Paolo Pasolini est l’une des figures les plus marquantes de la culture italienne du XXe siècle. Poète, écrivain, cinéaste et intellectuel engagé, il a marqué son époque par son œuvre protéiforme et ses prises de position souvent controversées.
Après une jeunesse marquée par la Seconde Guerre mondiale et la mort de son frère Guido dans la résistance, Pasolini s’installe à Rome dans les années 1950. Il y découvre les quartiers populaires, qui deviendront une source d’inspiration majeure pour ses romans, comme « Ragazzi di vita » (1955).
Dans les années 1960, il se tourne vers le cinéma, réalisant des films qui mêlent réalisme et poésie, comme « Accattone » (1961) et « L’Évangile selon saint Matthieu » (1964). Ses œuvres, souvent critiques envers la bourgeoisie et la société de consommation, lui valent à la fois l’admiration et la réprobation.
Homosexuel assumé et marxiste convaincu, Pasolini a toujours été une figure marginale, en décalage avec les normes de son époque. Son dernier film, « Salò ou les 120 Journées de Sodome » (1975), reste l’une de ses œuvres les plus choquantes et les plus discutées.
Le 2 novembre 1975, Pasolini est assassiné sur une plage d’Ostie, dans des circonstances jamais totalement élucidées. Sa mort violente a contribué à en faire une icône, dont l’œuvre continue d’influencer et de provoquer des débats passionnés.
Hélas, je n’ai plus aucun grand-père en vie, mes parents ne sont plus de ce monde non plus. Personne dans ma famille n’a collaboré avec l’occupant, ni avec les collaborateurs locaux. Bien sûr, en tant que peuple slave, nous étions sur une liste courte pour l’esclavage ou l’extermination physique, ce qui rendait impossible toute sympathie envers le Troisième Reich. Mon grand-père a participé aux grandes manifestations à Belgrade contre le gouvernement qui avait signé un pacte avec Hitler. Quelques jours plus tard, ce gouvernement fut renversé par un coup d’État, et le peuple serbe scanda à travers toute la Serbie : « Plutôt la tombe que l’esclavage ! » Le 7 avril, les avions de la Luftwaffe rasent Belgrade. Pour la deuxième fois en moins de cinquante ans, le peuple serbe est attaqué par la puissante Wehrmacht, et l’armée royale est vaincue en une dizaine de jours. À Belgrade, les premiers camions à chambres à gaz sont testés sur les Juifs locaux, les communistes serbes et les malheureux Roms. En moins de quelques mois, les communistes et les patriotes serbes déclenchent un soulèvement contre l’occupation allemande et mènent une guerre de partisans courageuse contre les Allemands et les collaborateurs. Plusieurs membres de ma famille prirent part dans le soulèvement et ont combattu dans les rangs des partisans. Pour la deuxième fois en moins de cinquante ans, le pays est libéré par le combat héroïque du peuple serbe et des autres peuples yougoslaves. Les Allemands et les traîtres sont chassés du pays. C’est pourquoi je suis toujours glace par le dégrée de collaboration et fanatisme de fascistes vichistes de France .
Le livre dont je vais vous parler traite des Français qui ont combattu sous l’uniforme SS en Biélorussie, et qui ont commis des atrocités inhumaines contre les Russes, les Biélorusses, les Ukrainiens et les Juifs. Ces hommes étaient les derniers fanatiques à défendre Hitler à Berlin, jusqu’au dernier moment. Pour moi, cette haine profonde, ce racisme et cette volonté de domination des fascistes français restent incompréhensibles, même aujourd’hui.
Ce livre est un voyage intime dans le passé de Philippe Douroux, qui a toujours su que son père était un fasciste, nazi ayant combattu pour les « valeurs européennes », contre les « barbares de l’Est » et les « judéo-bolcheviks » qui détruisaient le tissu social et notre « glorieuse civilisation blanche » . Dans cet ouvrage, Philippe D. révèle les horreurs de la guerre à l’Est, en Biélorussie, où des paysans et des Juifs innocents tombent sous la botte de l’unité SS Charlemagne. Et pas seulement sous la botte, mais aussi sous le couteau, la balle et la brutalité. Car, malheureusement, ces « combattants pour l’Europe et la fraternité franco-allemande » n’étaient pas seulement des anticommunistes, mais aussi des meurtriers sanguinaires, des sadiques, des vampires assoiffés du sang des Biélorusses et du peuple soviétique (principalement des Russes, des Biélorusses et des Juifs soviétiques). Beaucoup d’entre eux ne se contentaient pas de tuer les « Untermenschen » slaves et les « judéo-bolcheviks », mais ont ensuite participé à des expéditions punitives contre la Résistance en France. Après la guerre, ils se sont révélés utiles en Algérie et au Vietnam. En Biélorussie, ils ont appris de leurs frères SS la technique de la guerre totale contre les plus faibles : femmes, enfants, bébés. Ils ont appris à violer, égorger et abattre de manière efficace, car leur courage était bien sûr à son apogée face aux vieillards, aux enfants et aux femmes. Face à l’Armée rouge, leur puissance était bien moins visible. À tel point que les Allemands les ont relégués à l’arrière, où ces « patriotes » se sont révélés être d’excellents tueurs d’enfants et de grands-mères…
Ce livre est une collection de témoignages et de documents historiques qui empêchent l’oubli des crimes de ces bêtes. Après la guerre, la plupart de ces « héros » sont restés impunis. Quelques-uns ont passé quelques mois en prison, deux ou trois ont été fusillés. Tous les autres ont trouvé une vie paisible après la guerre, continuant à glorifier « leur combat contre le bolchevisme » et à expliquer comment le complot communiste mondial avait inventé les 26 millions de morts en Union soviétique et les camps de concentration. Sobibor, Treblinka, Belzec, Auschwitz ne sont, selon leurs témoignages, que des « détails de l’histoire ». La négation a atteint un tel point aujourd’hui, grâce à Giscard et aux nouveaux « philosophes » des années 80, que le martyre de l’URSS est désormais mis sur le même plan que la souffrance des Allemands pendant la guerre. Que les criminels et les monstres sont présentés comme des « combattants » contre le communisme. Ce livre explique à plusieurs reprises comment cela a pu arriver. Il mérite une lecture sérieuse et des recherches supplémentaires sur les crimes des SS « français ». Philippe D. n’a fait qu’effleurer la surface de l’horreur commise au nom de la « Grande Nouvelle Europe » par les Français, les Italiens, les Belges, les Néerlandais, les Finlandais, les Norvégiens, les Roumains, les Hongrois et les Ukrainiens, en alliance avec le « fraternel » Reich millénaire. Ces « patriotes » français, formés dans l’idéologie nazie et ayant appris les techniques de répression brutale en Biélorussie, ont ensuite réutilisé ces méthodes lors des guerres coloniales, notamment en Indochine et en Algérie. Leur expérience dans la guerre totale contre les civils, acquise sous l’uniforme SS, a été mise à profit pour écraser les mouvements indépendantistes.
En Indochine, lors de la guerre contre le Việt Minh (1946-1954), les forces françaises ont employé des tactiques de terreur inspirées de celles utilisées en Europe de l’Est. Des villages entiers étaient rasés, des civils torturés ou exécutés sommairement, et des techniques de contre-insurrection brutales étaient appliquées pour tenter de briser la résistance vietnamienne. Les exactions commises, comme les massacres de civils, rappellent tristement les crimes perpétrés en Biélorussie.
En Algérie, pendant la guerre d’indépendance (1954-1962), ces méthodes ont été poussées à leur paroxysme. Les militaires français, dont certains avaient servi sous Vichy ou dans les rangs de la collaboration, ont systématiquement recouru à la torture, aux exécutions extrajudiciaires et aux déplacements forcés de populations. Des villages étaient bombardés, des suspects torturés pour obtenir des informations, et des civils massacrés dans des opérations de « pacification ». Le massacre de Melouza en 1957, où des centaines de civils algériens ont été tués, ou encore la bataille d’Alger, marquée par une répression impitoyable, témoignent de cette continuité dans les pratiques de violence extrême.
Ces guerres coloniales ont ainsi servi de terrain d’application pour des techniques de répression héritées de la Seconde Guerre mondiale, montrant comment les crimes commis au nom de l’idéologie nazie ont laissé une empreinte durable dans les pratiques militaires et policières françaises. Cette sombre continuité historique souligne l’importance de ne pas oublier les origines de ces méthodes et leurs conséquences dévastatrices.
L’un de ces « patriotes » forçait les villageois à creuser des fosses où ils étaient entassés comme des sardines et abattus d’une balle dans la nuque. Lorsque cette bête trouvait un bébé à moitié vivant, il l’abattait d’une balle dans la tête, éliminant ainsi un « judéo-bolchevik » potentiel. Le livre est rempli de ces témoignages effroyables. Des dizaines de milliers de villages en Biélorussie, en Ukraine et en Russie ont été rayés de la carte, leurs habitants brûlés vifs dans les églises ou abattus… Plus d’une fois, j’ai dû poser le livre pour reprendre mon souffle. Cet ouvrage reste un avertissement, un rappel de ce que signifient le fanatisme et la croyance aveugle en la justesse d’une « cause ». Mais il montre aussi à quel point le monde occidental a la mémoire courte, ayant très vite oublié la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Pire encore, il a transformé les victimes en coupables et les coupables en victimes. Ce livre est une pilule contre l’oubli, amère mais nécessaire.
L’Âme d’une Nation à travers les Yeux d’un Artiste Rebelle involontaire
Quelle bande dessinée, mes amis de la librairie « Chien Sur La Lune ! Il y a longtemps que je n’avais pas lu une œuvre aussi captivante. Riyad Sattouf et Marjane Satrapi peuvent faire leurs valises et abandonner l’idée de la bande dessinée biographique. « Ersin is in the house » », et tout va basculer. Cet auteur, en deux tomes (et nous attendons impatiemment le troisième), nous plonge dans la Turquie des années 80, 90 et 2000, jusqu’en 2017. Avec lui, nous grandissons, nous mûrissons, et suivons le parcours d’un artiste adulte sur les rives du Bosphore. Le Bosphore, où les vagues de la géopolitique agitent les plaques tectoniques de ce pays immense, crucial et magnifique, qui oscille entre deux continents, deux visions du monde . Nous faisons la connaissance d’Ersin, non pas comme un héros, un combattant, un Turc intrépide, mais comme un jeune homme effrayé qui, avec une sincérité désarmante, participe à l’écriture de l’histoire de son pays.
Tout commence avec Tintin, Astérix et Superman, quand Ersin, passionné de bandes dessinées depuis son plus jeune âge, découvre le pouvoir de l’art à travers ces œuvres intemporelles. Ersin dessine merveilleusement bien, et c’est bien plus qu’un simple passe-temps pour lui. Jusqu’au jour où il décide de devenir ingénieur. Cette décision d’abandonner l’art pour se consacrer à des études « sérieuses » fera de lui un artiste. Étant un élève médiocre, l’école d’ingénieurs ne lui réussit pas, et pendant que le pays change de jour en jour – coups d’État, terrorisme, bouleversements politiques – Karaboult puise dans tout cela une force et une créativité gigantesques. Courageusement, il se met à dessiner et à vendre ses courtes bandes dessinées à des journaux satiriques qui, à cette époque, poussent comme des champignons après la pluie. Très vite, il devient dessinateur et en vit. Les changements politiques en Turquie coïncident avec la création du journal satirique « L’Insomniaque », avec lequel Ersin deviendra un dessinateur culte de la Turquie moderne. Mais cela l’entraînera aussi dans le tourbillon de l’histoire contemporaine turque, dans une lutte involontaire mais sincère contre l’autoritarisme d’Erdogan. Le diable emporte vite la plaisanterie, car le pays sombre dans l’islamisation et l’instabilité politique durant la deuxième décennie du XXIe siècle. « L’Insomniaque » devient la voix satirique de la jeunesse turque, un point de ralliement pour l’opposition citoyenne face à la montée du conservatisme.
Ce qui est merveilleux dans l’univers d’Ersin, c’est l’absence totale de malveillance et de mensonge. Ersin ne cache pas qu’il a peur, qu’il est terrifié par la situation. Il n’a pas de courage surhumain ni de sens du sacrifice, mais il est un scribe sincère qui, malgré lui, aime se moquer. Il provoque en respirant, et ensuite, il panique. Cela donne un ton incroyable à cette superbe bande dessinée, ainsi qu’une drôlerie particulière. Il est impossible de décrire la qualité et l’originalité des dessins, l’authenticité et la beauté organique qu’Ersin parvient à nous transmettre de cette ville (pour moi) la plus belle du monde : Istanbul. Mais aussi son talent caricatural – tout le monde en prend pour son grade, les progressistes, les conservateurs, les islamistes, et même les artistes ratés et lâches.
Que dire de plus, sinon de vous plonger dans le Bosphore, de vous perdre dans les ruelles de Beyoğlu, ce quartier bohème rempli de belles filles et de beaux garçons (car les Turcs sont généralement un peuple beau), de rencontrer Ersin et sa joyeuse troupe de caricaturistes, de participer aux manifestations contre le « sultan » et de boire des larmes de rage pleins de gaz lacrymogène . La Turquie est une folie, mais aussi une douce mélancolie (« hüzün »). Ayez peur d’une guerre civile, et buvez une bière Effes en compagnie de la jeunesse turque. Cette bande dessinée est pleine de force et de finesse orientale.
La Turquie, sous l’ère Erdogan, est un pays en pleine mutation. Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Recep Tayyip Erdoğan a profondément transformé le pays, oscillant entre modernisation économique et retour à un conservatisme religieux. Son règne, marqué par des succès électoraux répétés, a aussi été ponctué de controverses : répression des médias, arrestations massives après le coup d’État manqué de 2016, et un autoritarisme croissant qui a divisé la société turque. L’opposition, bien que fragmentée, continue de se battre pour préserver les vestiges de la laïcité kémaliste, tandis que la jeunesse turque, à travers des mouvements comme ceux soutenus par « L’Insomniaque », cherche à redéfinir l’identité du pays.
« Journal Inquiet D’Istanbul » est bien plus qu’une bande dessinée : c’est un voyage intime à travers l’âme d’un pays en pleine tourmente, une ode à la résilience et à l’humour face à l’adversité. C’est une œuvre qui mérite d’être découverte pour sa beauté, son audace et sa sincérité. Alors, plongez-vous dans ce récit, laissez-vous emporter par les rues d’Istanbul, et découvrez pourquoi cette bande dessinée est un trésor dessiné à ne pas manquer.
Ferenc Karinthy est né le 29 février 1921 à Budapest. Fils de Frigyes Karinthy, écrivain de génie (auteur de « Voyage autour de mon crâne »), et d’Anna Bohm, psychiatre et psychologue, qui disparut dans les crématoires d’Auschwitz. Ferenc fut un dramaturge, écrivain, chroniqueur, traducteur et linguiste hongrois renommé, ainsi qu’un excellent joueur de water-polo. Un homme aux qualités et talents exceptionnels. C’est pourquoi son roman « Epépé » est le livre de la semaine » dans notre petite librairie.
Malheureusement, la littérature hongroise est très peu connue en France. Ce pays, situé au cœur de l’Europe, autrefois un grand empire, a engendré une littérature, poésie et, plus généralement, art et culture d’une richesse exceptionnelle. Leur particularité et leur relative fermeture culturelle, ainsi que leur crainte de la germanisation, ont fait des Hongrois, Magyars un peuple très distinct sur notre continent. Un continent, ou plutôt une petite péninsule de l’immense masse terrestre asiatique, où nous nous comprenons généralement car nos racines culturelles sont gréco-latines, avec des références communes, des imbrications culturelles et historiques. La Hongrie n’est pas totalement exclue de ces connexions, mais on peut dire que sa langue la rend tout à fait unique dans l’histoire européenne. Bien qu’ils soient un peuple typiquement centre-européen, leur langue et leurs origines centrasiatiques, les rendent particuliers en Europe. Cela se ressent profondément dans leur littérature, profondément originale, singulière et, comme on le dit souvent, majestueuse.
Le roman de Ferenc est unique : il explore la langue comme outil d’échange et de communication. Mais si son principe semble simple, la compréhension ne l’est pas. Comment communiquer quand la langue de l’autre est totalement étrangère, sans aucun repère culturel ou linguistique ? Le roman commence par le voyage de Budai, un linguiste renommé, se rendant à un congrès de linguistique à Helsinki (quelle coïncidence, un autre pays avec une langue rare et étrange). L’avion atterrit dans une mégalopole polluée, bruyante, chaotique, surpeuplée d’humains et de voitures… Budai perd ses bagages, ses documents, et dans un chaos indescriptible, il réalise qu’il n’est pas à Helsinki. Ni lui ni nous, lecteurs, ne savons où il est. Tout ressemble à notre civilisation, à nos mégalopoles oppressives, tout semble familier mais ne l’est pas. Et surtout, la langue, malgré ses connaissances polyglottes et linguistiques, Héro de Karinthy ne parvient pas à la comprendre, pas même le plus petit pronom, le verbe le plus courant, ou un nom. Aucune trace de grec, de latin, des langues slaves ou d’anglo-saxon, nordique. Une fois plongé dans ce tourbillon, une sentiment nauséabonde, angoissant accompagne ce roman sombre et original, un véritable chef-d’œuvre. Bien sûr, Kafka, Zamiatine nous viennent à l’esprit tandis que nous voyageons à travers ce cauchemar linguistique, décrit avec maestria par Ferenc Karinthy.
Ce roman dérangeant est une métaphore parfaite de notre capacité exceptionnelle à ne pas comprendre l’autre. La multicouches de cette œuvre est incroyable : entre la chronique absurde d’un linguiste qui ne comprend pas et ne peut apprendre la langue de l’autre, se déploient des thèmes universels profonds : qu’est-ce que la langue ? À quoi sert-elle ? Que signifie communiquer ? L’atmosphère oppressante, humide et visqueuse d’une ville sans fin, surpeuplée, ajoute à l’angoisse, provoquant en nous un profond malaise. L’impuissance face à cette situation d’incompréhension, et la machine écrasante de la mégalopole qui broie les êtres humains comme un moulin, ajoutent à l’angoisse et à la peur, un niveau supplémentaire de folie, de chaos et d’horreur. Ferenc Karinthy a écrit un chef-d’œuvre, sans se perdre dans des futurs imaginaires et sombres, souvent qualifiés de « dystopies » ou « uchronies ».
Le roman de Ferenc Karinthy, « Epépé », s’inscrit dans une tradition littéraire qui explore les limites de la communication et les absurdités de la bureaucratie et de la modernité, des thèmes chers à Franz Kafka et à Ievgueni Zamiatine. Comme dans « Le Procès » de Kafka, où Josef K. est confronté à un système judiciaire incompréhensible et oppressant, Budai, le protagoniste de « Epépé », est plongé dans un univers où la langue, outil fondamental de communication, devient une barrière insurmontable. Cette incompréhension linguistique reflète l’aliénation de l’individu face à des structures sociales et bureaucratiques qui le dépassent, un thème central dans l’œuvre de Kafka.
De même, Zamiatine, dans « Nous autres », dépeint une société dystopique où la langue et la pensée sont contrôlées pour maintenir l’ordre et supprimer l’individualité. Dans « Epepe », bien que le contexte ne soit pas explicitement dystopique, l’incapacité de Budai à comprendre la langue de la mégalopole évoque une forme de dystopie linguistique, où l’échec de la communication symbolise l’échec de la connexion humaine dans un monde de plus en plus fragmenté et déshumanisé.
Ainsi, « Epépé » de Ferenc Karinthy s’inscrit dans une lignée littéraire qui interroge les fondements de la communication et de l’identité humaine, tout en offrant une réflexion profonde sur les défis de la modernité. À travers l’absurdité et l’angoisse, Karinthy, comme Kafka et Zamiatine avant lui, nous invite à réfléchir sur notre propre capacité à comprendre et à être compris dans un monde de plus en plus complexe et déroutant.
Les romans de Slimani, et en particulier sa trilogie sur le Maroc et les trois générations d’une même famille, constituent une lecture agréable et captivante. Les deux premiers tomes, en particulier, sont remarquables. Leïla Slimani nous plonge avec fluidité et élégance dans l’année 1946, où une jeune Française originaire d’Alsace arrive dans un Maroc en pleine effervescence politique. Elle y retrouve son amour de guerre, Amin, un soldat colonial. Leur passion, ainsi que les tabous de l’époque concernant les mariages mixtes, ne peuvent empêcher cette femme de changer radicalement de vie et de fonder une famille dans un pays qui lui est étranger. De 1946 à nos jours, nous suivons les destins croisés de trois générations de cette famille métissée, traversant épreuves, victoires, pertes, désillusions, amours et trahisons.
Le plus grand atout de cette œuvre réside dans sa lisibilité. Slimani est une conteuse hors pair, et jamais nous ne perdons le fil de l’histoire. Son style, d’un réalisme saisissant, nous maintient constamment en haleine, sans jamais nous laisser dans le flou ou la confusion. Le récit coule comme un ruisseau de montagne, limpide et continu. Dommage que le troisième tome, bien qu’intéressant et parfois brillant, soit plus formaté et empreint de clichés modernes, abordant des thèmes typiques de la société contemporaine.
En somme, Slimani a écrit trois bons romans. Pour ceux qui aiment les sagas familiales et une écriture presque cinématographique (à certains moments, on se croirait dans une série palpitante), cette trilogie sera un véritable régal. L’œuvre de Leïla Slimani s’inscrit dans la lignée des grands récits familiaux et historiques, rappelant parfois les fresques sociales de siècle dernière .
À travers cette saga, Slimani explore avec finesse la complexité des liens familiaux, les défis de l’identité culturelle et les tensions entre tradition et modernité. La famille, ici, est à la fois un refuge et un champ de bataille, un lieu où se jouent les luttes intimes et collectives. Les personnages, profondément humains, nous rappellent que la vie est un tissu de contradictions, de joies et de douleurs, où chaque génération doit négocier avec l’héritage du passé tout en forgeant son propre chemin.
Livre de la semaine : « Les Carnets du sous-sol » de Fiodor Dostoïevski
Fiodor Dostoïevski (1821-1881) est l’un des plus grands écrivains russes et une figure majeure de la littérature mondiale. Né à Moscou, il a traversé une vie marquée par des épreuves intenses : une enfance difficile, une condamnation à mort commuée en exil en Sibérie, des dettes chroniques et une santé fragile. Ces expériences ont profondément influencé son œuvre, où il explore les abîmes de l’âme humaine, la liberté, la culpabilité et la rédemption. Parmi ses œuvres les plus célèbres figurent Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov et Les Carnets du sous-sol, un roman qui incarne à lui seul la profondeur de sa pensée et son génie littéraire.
Les Carnets du sous-sol (1864) est souvent considéré comme l’un des premiers romans existentialistes de l’histoire. L’œuvre se présente comme le monologue intérieur d’un narrateur anonyme, un homme amer, isolé et tourmenté, qui vit littéralement et métaphoriquement dans un « sous-sol ». Ce personnage, à la fois complexe et repoussant, incarne une dualité fascinante : il se sent intellectuellement supérieur aux autres, mais socialement rejeté et moralement déchu.
Dostoïevski y explore des thèmes universels : la révolte contre la rationalité, le désir de liberté absolue, même au prix de la souffrance, et la quête désespérée de sens dans un monde absurde. Le narrateur, bien qu’antipathique, nous force à nous interroger sur nos propres contradictions. Comme il le dit lui-même : « L’homme aime créer et tracer des chemins, c’est incontestable. Mais pourquoi aime-t-il aussi passionnément la destruction et le chaos ? »
Ce roman est aussi une critique acerbe de la société et de ses conventions. Le narrateur rejette l’idée que l’homme puisse être réduit à un simple calcul rationnel ou à un comportement prévisible. Pour lui, la véritable essence de l’humanité réside dans son irrationalité, sa capacité à agir contre ses propres intérêts, simplement pour affirmer sa liberté.
Les Carnets du sous-sol est une œuvre sombre, mais profondément humaine. Elle nous confronte à nos propres démons intérieurs et nous rappelle que la condition humaine est faite de contradictions, de souffrances, mais aussi d’une quête incessante de vérité.
Fiodor Dostoïevski est un génie littéraire dont l’œuvre continue de résonner avec une force inégalée. Son exploration des profondeurs de l’âme humaine, sa capacité à dépeindre les conflits intérieurs et sa vision prophétique de la société moderne en font un auteur intemporel. Les Carnets du sous-sol est une pierre angulaire de son héritage, un livre qui nous pousse à réfléchir sur notre propre existence et notre place dans le monde.
Pour découvrir ou redécouvrir ce chef-d’œuvre, rendez-vous à la librairie Chien Sur La Lune, où vous trouverez cet ouvrage ainsi que d’autres trésors de la littérature mondiale.
« Laissez-nous seuls, sans les livres, et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser?«
Vous est-il déjà arrivé de fouiner parmi de vieilles photographies ? D’ouvrir des tiroirs poussiéreux et de tomber, au milieu d’une pile de clichés, sur un visage, un paysage, une famille posant fièrement devant une vieille Simca, une Peugeot ou une Volkswagen ? Vous est-il arrivé que cette même image réveille en vous des souvenirs qui, comme une vague, vous submergent, faisant resurgir des centaines de détails, de voix, de visages, d’odeurs, de saveurs qui vous traversent tout entier ? Ainsi, il n’est pas rare que les morts nous visitent, non pas comme des spectres ou des fantômes effrayants et inquiétants, mais comme des présences, chaleureuses et nostalgiques. Leurs voix résonnent dans nos oreilles et parviennent, ne serait-ce qu’un instant, à nous ramener à une époque où nous étions encore ensemble.
Le roman de Laurence Logiest-Chovaux a réussi, à travers son histoire familiale, à éveiller en nous cette douce mélancolie de retrouvailles avec ceux qui nous ont quittés. D’une manière fluide, simple et accessible, ce livre décrit la vie, à la fois ordinaire et romanesque. « Tu peux lâcher nos mains » est un témoignage, un refus de l’oubli et un bel hommage à la famille. Laurence refuse d’oublier. Par son écriture, elle redonne vie à des paysages, à des personnes, à leurs existences que le temps et la modernité tentent d’effacer. Elle capture l’essence de ces moments éphémères, ces instants qui, bien que passés, continuent de vivre en nous.
Dans ce récit, chaque détail est une invitation à se replonger dans notre propre histoire. Les personnages, bien qu’ancrés dans une époque révolue, nous parlent avec une familiarité troublante. Leurs joies, leurs peines, leurs espoirs et leurs regrets résonnent avec nos propres expériences. C’est là toute la magie de ce livre : il ne se contente pas de raconter une histoire, il nous permet de revivre la nôtre.
Tu peux lâcher ma main transcende le simple cadre du roman pour devenir une véritable étreinte littéraire, un pont tendu entre les vivants et ceux qui ne sont plus. C’est une célébration de la mémoire, un rappel que ceux que nous avons aimés ne disparaissent jamais vraiment tant que nous continuons à les évoquer. À travers ses mots, Laurence nous offre un refuge, un espace où le passé et le présent se rencontrent, où les souvenirs deviennent des compagnons bienveillants. Ce livre est une douce caresse pour l’âme, un rappel que, même dans l’oubli apparent, il y a toujours une lumière, une présence, une voix qui murmure : « Je suis toujours là ». Et c’est peut-être cela, la plus belle forme d’éternité.
Fahrenheit 451, ou comment Ray Bradbury nous avait prévenus (et on a préféré les vidéos de chats)
Le livre de la semaine : Fahrenheit 451. Pourquoi Ray Bradbury ? Certains diront que Bradbury a écrit il y a 50 ans aux États-Unis, une vieille science-fiction dépassée et ennuyeuse. Tout cela, bien sûr, est faux. Bradbury est le pionnier de la forme moderne et artistique de la science-fiction. Sa créativité et son imagination peuvent largement rivaliser avec celles de ses successeurs, et souvent, il surpasse même les auteurs actuels de ce genre. Je me souviens comme si c’était hier de son recueil de nouvelles « L’Homme illustré », emprunté à ma bibliothèque locale où la bibliothécaire(qui avait entre 60 et 289 ans), a à peine accepté de me le prêter. Car à la fin des années 80, il était encore très difficile d’accéder à la littérature pour « adultes » quand on était mineur. Déjà sur le banc devant la bibliothèque, j’ai lu les deux premières nouvelles, et je suis immédiatement devenu un amoureux convaincu de la prose de Bradbury. La claque fut révélatrice : Asimov, Heinlein, Simak et les autres auteurs de pulps étaient en réalité secs, répétitifs et englués dans leurs idées. Parmi eux, Ray se distinguait vraiment, il était autre chose.
Bradbury est connu pour sa prose lyrique et son focus sur les émotions humaines, la nostalgie et les questions philosophiques, utilisant souvent la science-fiction comme cadre pour explorer ces thèmes. Cependant, ses œuvres ne se concentrent généralement pas sur les détails techniques ou la précision scientifique, ce qui a conduit certains critiques à contester leur appartenance à la science-fiction « pure ». Au lieu de cela, les œuvres de Bradbury sont souvent considérées comme de la « soft » science-fiction, voire de la fantasy, car elles se préoccupent davantage de l’expérience humaine que de la technologie. Par exemple, dans son célèbre ouvrage *Les Chroniques martiennes*, l’accent est mis sur les émotions humaines, la solitude et la nostalgie, plutôt que sur les aspects techniques du voyage vers Mars ou du fonctionnement des vaisseaux spatiaux.
Ainsi, les œuvres de Bradbury se situent souvent à la frontière entre la science-fiction et la fiction littéraire, ce qui a suscité des débats sur leur identité de genre. Son style, empreint de lyrisme et de profondeur émotionnelle, dépasse souvent les limites traditionnelles de la science-fiction, ce qui le rend unique et difficile à classer dans des catégories de genre strictes.
Fahrenheit 451 est l’un des deux romans que Bradbury a écrits. S’il n’avait écrit que celui-ci, cela aurait suffi à faire de lui une légende, ce qu’il est déjà aujourd’hui. L’histoire de « Fahrenheit 451 » se situe dans une société où les livres sont interdits, et la lecture est un crime (ça vous rappelle quelque chose ?). Les pompiers et la police (qui sont plus ou moins la même chose) sont chargés de brûler les livres. L’un des policiers/pompiers prend conscience de l’horreur de la société dans laquelle il vit et décide de rejoindre un groupe de rebelles. Ce mouvement de résistance lutte contre la stupidité et la barbarie en apprenant par cœur des œuvres de la littérature classique. Tout le décor et l’histoire sont plus que jamais d’actualité. La lutte contre l’imagination, la belle prose, le savoir, l’érudition a connu un essor que Bradbury, hélas, n’a pas réussi à imaginer. Mais il nous a offert une allégorie glaçante qui nous avertit depuis plus d’un demi-siècle, sans pour autant porter ses fruits.
L’abrutissement général de la population à travers la télévision, Internet, les réseaux sociaux (ah, hélas, nous aussi lisons cela sur Internet et les réseaux sociaux) est en plein essor. Beaucoup d’enfants dans nos sociétés « développées » n’ont jamais touché un livre. Il n’y a plus de pompiers pyromanes, mais en revanche, la « dématérialisation » et la lutte contre le « papier » (qui détruit les forêts, contrairement à l’IKEA et à l’agriculture intensive, bien sûr) sont en plein boom. La censure est plus forte qu’à l’époque de la France coloniale, de l’Angleterre victorienne ou de l’Allemagne nazie. La soumission volontaire et le léchage de bottes du « mainstream », du « pouvoir », des « éléments du langage » font de nous des pompiers pyromanes et des policiers volontaires de nos tristes vies aseptisées. Nous sommes réduits à une version « cheap » de la folie narcissique et de l’autoglorification, où le selfie est devenu l’aspect le plus important de l’existence, et l’autopromotion, une obsession jusqu’à l’évanouissement.
Bien que nous ne brûlions plus les livres (du moins pas chez nous), nous les tournons en ridicule en changeant leurs titres, en amputant leurs mots, en les noyant sous des explications interminables et les jugements de commentateurs creux .
Alors, bravo à nous ! Nous avons réussi à créer une société où l’ignorance est une vertu, la bêtise une norme, et la culture un vestige du passé. Bradbury nous avait prévenus, mais nous avons préféré regarder des vidéos de chats et « liker » des selfies. Aujourd’hui, nous sommes les pompiers pyromanes de notre propre déclin, et nous en sommes fiers. Et si un jour les livres disparaissent vraiment, ne vous inquiétez pas : nous aurons toujours nos écrans pour nous distraire de notre propre médiocrité. Après tout, qui a besoin de penser quand on peut scroller ?