Victor Jestin, né à Nantes en 1994, est un écrivain français dont l’œuvre s’impose par sa densité et son regard sans concession sur les failles humaines. Après des études de scénariste au Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle, il publie son premier roman, La Chaleur (Flammarion, 2019), rapidement remarqué par les jurys du Renaudot, du Médicis et du Femina, et couronné par le prix Femina des lycéens.
La Chaleur raconte l’histoire de Léonard, adolescent en vacances dans un camping, qui assiste sans intervenir à la mort d’Oscar, ivre, étranglé par les cordes d’une balançoire. Rongé par une culpabilité froide, il enterre le corps dans le sable et hésite, jour après jour, entre l’aveu et le silence.
Son deuxième roman, L’Homme qui danse (Flammarion, 2022), lauréat du prix Maison Rouge, du prix Blù-Jean-Marc Roberts et du prix Bretagne, suit Arthur, qui cherche dans l’obscurité d’une boîte de nuit en bord de Loire un semblant de présence au monde. Loin des attentes sociales, il grandit, danse, s’égare. La nuit devient le seul espace où exister – jusqu’à ce qu’elle aussi se dérobe.
Son dernier roman, La Mauvaise Joueuse (2025), explore l’obsession maladive de Maud, femme ordinaire rattrapée par le vertige du jeu. Échecs, football, monopoly, bowling : peu importe l’enjeu, pourvu que la frénésie l’emporte sur le vide. Jestin excelle à décrire ces existences prises dans l’étau du quotidien, où la seule échappatoire ressemble à une chute.
Avec une prose sèche, nerveuse, impitoyable, Victor Jestin construit une trilogie romanesque marquée par l’angoisse, la solitude et le poids des non-dits. Son univers est celui des zones périphériques, des parkings déserts, des discothèques vides – des décors qui font écho à l’intériorité tourmentée de ses personnages et nos vies actuelles .
Ses livres sont disponibles à la librairie Chien Sur La Lune.
Je me souviens de mes premiers jours en France. Comme la plupart des immigrés, je suis arrivé à Paris au début du XXIᵉ siècle. Pour ceux qui ne l’ont pas vécu, Paris a deux visages. Le premier est celui d’une mégalopole puissante, déshumanisée, où le flux des gens, des véhicules, des marchandises s’apparente au mécanisme d’une machine implacable. À côté d’elle, on se sent comme une fourmi sur une autoroute. Le second visage est plus secret. Ruelles, passages, avenues majestueuses, parcs magnifiques, places animées, façades d’une beauté ineffable, visages joyeux de jeunes gens souvent beaux, attablés en terrasse avec un verre de vin, feuilletant la presse, des livres, conversant. De splendides librairies, riches, originales, dont la ville regorge. Je découvre à quel point la France est une terre de livres et d’édition. Il est impossible de ne pas y trouver l’ouvrage que l’on cherche. De la littérature d’Amérique centrale aux auteurs du sud de la Macédoine, des poètes persans aux conteurs africains, tout s’y trouve, absolument tout ! Et votre libraire, à ce moment-là, est jeune, curieux, avide de nouveaux livres, de nouveaux horizons… Un seul problème le tourmente alors : il ne connaît pas un mot de la langue de Molière.
C’est à peu près à cette époque, quelques mois après mon arrivée, que je rencontre le livre d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements. Mon beau-père me l’offre, persuadé que je suis déjà capable de le lire — car, sans trop me vanter, j’ai (à ce moment-là) un certain don pour les langues, une excellente mémoire visuelle et auditive ; j’apprends le français à l’oreille, à une vitesse prodigieuse. Je l’ai lu rapidement et avec un grand plaisir. Avec mes modestes connaissances en français, le style simple, minimaliste de Madame Nothomb se révélait idéal pour un débutant. Tout comme l’étrange récit sur le Japon et cette jeune Belge qui doit s’adapter à la vie d’un pays si lointain et si singulier. J’en suis encore reconnaissant aujourd’hui à cette autrice de m’avoir ouvert les portes de la langue française.
Amélie et votre humble scribe se sont retrouvés l’hiver dernier. Je l’avais complètement perdue de vue ces vingt-quatre dernières années. Cette fois, nous nous sommes croisés elle en tant que voyageuse, auteure d’un sympathique récit court sur le Japon — ou plutôt sur son périple là-bas avec sa meilleure amie. Un livre charmant, joyeux, qui raconte les mésaventures, les anecdotes et les incompréhensions face à cette culture lointaine. Et moi, en jeune (hahaha) libraire. J’ai lu son livre cette fois en professionnel, mais avec délectation et une pointe de nostalgie pour ces temps anciens où j’apprenais le français et tentais de comprendre ce pays complexe et merveilleux qui est désormais le mien.
Son dernier roman, Tant mieux, est une sorte de biographie de la mère d’Amélie, et surtout de son enfance singulière et relativement difficile. Ce magnifique court roman raconte avant tout l’enfance de sa mère et les moments épineux que cette petite fille a dû surmonter comme elle le pouvait. L’ingéniosité enfantine, l’originalité d’esprit ont aidé sa maman à devenir une belle jeune femme, bonne, épouse dévouée et mère admirable. D’une manière simple et claire, Amélie Nothomb lui rend un hommage exceptionnel — à l’enfance, à la mère, à la famille. Écrit dans un style épuré, fluide, d’un dynamisme remarquable et d’une drôlerie piquante. Une autre chose que j’aime chez les Belges — leur sens de l’humour décalé — est bien présent chez Amélie Nothomb, et tout particulièrement dans ce livre.
Qui sait pour quelles raisons, et quand, Amélie et moi nous retrouverons ? Je sais seulement que ses romans valent la peine d’être lus, tant ils débordent d’une énergie singulière. Légers à lire, et pourtant pleins de questions profondes, de réflexions et d’une authenticité espiègle. Alors n’hésitez pas : plongez dans la lecture de cette brillante autrice. Et vous savez où trouver son dernier roman — et même les anciens, par la même occasion. Et tant mieux !
Je l’ai rencontrée, cette écrivaine, à Paris, lors de la présentation de la « rentrée littéraire » aux éditions Rouergue-Actes Sud . Sa personnalité discrète, presque timide, et les extraits de son roman lus par des comédiens ont éveillé ma curiosité. Le thème, pourtant, ne m’attirait guère – on fuit habituellement ce sujet comme « le diable fuit l’eau bénite », surtout lorsqu’on est parent. Et je le suis, père de deux merveilleux garçons. Pourtant, l’authenticité touchante du texte, la présentation sensible de l’autrice et de l’éditeur m’ont donné envie de le lire. Malgré la gravité du sujet, je ne le regrette pas – et je vous dirai pourquoi.
« L’Envolée » est un texte profond, sincère, poétique et profondément humain. Un témoignage, un voyage dans les souvenirs interdits, ceux qui n’ont pas droit d’exister… Comment survivre ? Est-ce seulement possible ? La mort d’un enfant, un accident simple, banal, qui emporte ici un garçon de neuf ans. Sans faux pathos, sans vulgarité, sans lamentations excessives ni hyperboles de la douleur, le roman nous guide au cœur de la souffrance, du deuil, et de la vie qui continue malgré le vide infini, le non-sens laissé par l’absence.
L’autrice, sœur cadette de l’enfant disparu, vit dans l’ombre immense de cette mort. Oubliée, actrice secondaire en quête de reconnaissance et de deuil – car le deuil est nécessaire, et pourtant, on le lui a refusé. Si vous vous plongez dans cette lecture, vous serez en compagnie de parents en deuil, de grands-parents meurtris, d’une sœur qui, sa vie durant, cherche des réponses et des souvenirs tragiquement effacés par les secrets familiaux et les non-dits.
N’oublions pas les oiseaux, omniprésents dans ce livre – ces récits enchanteurs, ces mystères, et leur symbolique poétique qui hante nos vies.
Que dire de plus, sinon que c’est cela, la littérature. Oh, comme il est difficile et beau de lire ce roman.
Je sais, je sais. Les lecteurs DVD ? Relégués au rang de curiosités archéologiques, comme ces boîtes à musique dont plus personne ne tourne la manivelle. On me rétorquera, avec ce sourire indulgent des modernes : « À quoi bon ces artefacts poussiéreux, ces disques argentés qui pâlissent dans l’ombre des étagères ? » Et l’on aura raison, bien sûr. Le progrès est un torrent qui emporte tout, et nos petites madeleines technologiques ne pèsent rien contre le flot des plateformes, des algorithmes voraces, des catalogues infinis où les œuvres naissent et meurent en un clignement d’œil.
Pourtant.
Ce « pourtant » est un refuge. Car ce DVD, justement, il vous attend. Lorsque les écrans s’éteignent par caprice des réseaux, lorsque les hackers ou les erreurs bureaucratiques vous privent de votre dose numérique, il est là, patient, fidèle. Pas besoin de naviguer dans un océan de contenus éphémères, de subir l’angoisse du choix devant dix millions de titres dont la moitié s’évapore avant même d’avoir été vus. Non. Ce disque-là, c’est votre livre préféré en version lumineuse, celui que l’on offre, que l’on impose avec une tendance obsessionnelle à ses proches, aux inconnus croisés dans la rue, à l’internet entier s’il le faut (un certain libraire de Villers-Bretonneux en sait quelque chose, n’est-ce pas ?).
Et puis, il y a ces moments où l’on a besoin de certitudes. Où l’on veut, non pas consommer, mais « habiter » une œuvre. C’est pour cela que votre librairie chérie – la nôtre – aligne quelques films soigneusement élus. Pas des produits. Des « objets d’art », des fragments d’humanité qui méritent leur pesant d’euros pour le droit de les retrouver, toujours, comme on revient à un vieil ami.
Aujourd’hui, parlons d’« À Bicyclette ! ». Je l’ai découvert au cinéma, traînant des pieds, m’attendant à une comédie gentiment oubliable, du rire en conserve, de l’émotion prédigérée. Quelle erreur. Ma femme, comme souvent (toujours ?), avait vu juste : ce film-là reste. Il s’accroche à la mémoire comme une mélodie têtue.
L’histoire ? Un « road movie », un « buddy movie », certes. Mais traversé par une faille : le deuil. Deux hommes, ni vieux ni jeunes – cinquante, soixante ans, l’âge où l’on commence à compter les absents – enfourchent leurs vélos. De Bretagne à Istanbul, ils refont le voyage qu’avait accompli le fils de l’un d’eux, avant de disparaître trop tôt. Leur but ? Honorer sa mémoire, peut-être. Comprendre son élan, sûrement. Retrouver, dans l’effort des côtes et le vertige des descentes, un peu de cette lumière qu’il portait, lui, le clown itinérant qui semait des rires dans les écoles sur son passage.
Alors oui, ils sont drôles, ces deux-là. D’une drôlerie tendre, maladroite, celle des âmes qui savent que le rire est une armure contre la nuit. Mais sous les pitreries, il y a la douleur sourde de celui qui a perdu un enfant, et l’amitié fragile qui tente de colmater l’incolmatable. Le film danse entre éclats de joie et silences lourds, sans jamais tomber dans le pathos. C’est une comédie, dit-on. En vérité, c’est une élégie.
Et puis, j’ai appris que le réalisateur, aussi acteur principal, avait vécu cette histoire. Qu’il la vivait encore. Cela donne au récit une gravité supplémentaire, comme un sanglot retenu derrière chaque sourire.
Alors, que vous dire, sinon que ce DVD – oui, ce petit cercle de plastique et d’argent – vous attend chez nous, à la librairie Chien Sur La Lune ? Vingt euros pour une traversée. Vingt euros pour pédaler, rire et pleurer avec ces deux fous sublimes. Parce que Nantes-Istanbul, avouons-le, vous ne le ferez jamais. Eux, si.
« À Bicyclette ! » – Un film de Mathias Mlekuz. 20€
Disponible parmi nos rayons, entre deux livres et un peu de poussière mélancolique.
Me revoici, vous écrivant une fois encore depuis le nord du Portugal. Les jours sont courts quand on est en vacances, mais,pour vous, je trouve toujours le temps d’écrire, au milieu de ces journées qui filent, hélas trop vite dans ce pays si merveilleux.
Notre rencontre approche. Votre librairie bien-aimée ouvrira bientôt ses portes, et en attendant, votre libraire prépare son retour – dévorant des kilomètres de texte tout en parcourant les routes portugaises, s’imprégnant autant qu’il le peut de cette terre culturellement si riche.
Je me suis noyé dans la musique, dans l’histoire, mais également dans le quotidien : les marchés, les poissonneries, les boulangeries, les échoppes d’artisans, les bistrots et les tavernes, les restaurants. Je fuis ces « Disneyland » touristiques qui, ici, sont presque inexistants. Les grandes villes, comme partout dans le monde, sont envahies par le tourisme de masse – ces forfaits tout compris et ces « hordes de touristes » qui, tels des soldats disciplinés, suivent un guide brandissant un drapeau, répétant mécaniquement des bribes d’histoire et de géographie sans âme. Les téléphones portables remplacent les yeux (ou du moins un bon vieil appareil photo) et capturent tout – des bouteilles en plastique aux joyaux de l’architecture baroque. Je vous le garantis : 99 % de ces clichés ne quitteront jamais l’écran de leur portable. Beaucoup ne prennent même pas la peine de goûter aux petits restaurants portugais, pourtant si simples, savoureux et abordables, préférant se contenter de pizzas ou de McDonald’s.
Votre correspondant, hélas (malgré lui), fait partie de ce monde, mais il tente au moins d’explorer l’autre visage du Portugal – celui, réel, où les gens vivent au jour le jour, loin des décors clinquants réservés aux touristes. Ces vieilles rues, à deux pas des centres-villes, où le linge sèche parfumé au soleil, tendu sur des cordes entre les immeubles. Les façades décrépies, les entrées d’immeubles, les quincailleries d’antan, les ateliers d’artisans où des maîtres aux cheveux gris bavardent avec leurs clients. Chacune de ces portes, fenêtres ou balcons a bien plus à raconter que toutes ces boutiques de pacotille ou ces produits globalisés, identiques à ceux de Copenhague, Paris ou Budapest. J’observe des gens qui discutent entre eux dans la rue, qui ne fixent pas des écrans ni n’arborent des écouteurs tout en parlant à leur voisin.
Je traverse des parcs où l’on joue aux échecs, aux dominos ou à la pétanque, en sirotant une « Super Bock ». Je croise des vieilles dames, des bourgeoises élégamment vêtues, conversant à voix basse sous les platanes et les chênes centenaires. Le Portugal n’a pas encore adopté ces « merveilleuses » solutions urbaines où il faut abattre tous les arbres sur des places publiques – alors les gens s’assoient toujours à l’ombre des vieux troncs, perpétuant cette douce habitude de se retrouver.
Je passe par des villages qui entretiennent leurs petites chapelles, leurs places fleuries et verdoyantes, où règne le même esprit : des gens assis qui bavardent, des enfants qui font du vélo, qui jouent. Les cris joyeux des petits sont ce qui rapproche le Portugal de la Grèce – ici, les enfants ont encore le droit de jouer dehors jusqu’à tard le soir, quand la chaleur s’estompe et que le parfum de l’eucalyptus (omniprésent dans le nord) enveloppe la fraîcheur du crépuscule. Les rires d’enfants… quelque chose qu’on n’entend plus, dans les pays occidentaux « développés », que dans les cours d’école…
Dans ce pays, la nourriture a encore du goût : des légumes frais et abordables, du excellent poisson. Du poulet au « piri-piri » brûlant, des salades fraîches, des tomates, des oignons, des concombres, de la morue, des calamars, des « pasteis de nata », des gâteaux à la crème… Et bien sûr, le « fado » – cette musique divine, mélancolique à en mourir, dont je m’enivre depuis mon arrivée.
Et de la littérature, nous en parlerons à la librairie : Pessoa, Saramago, Tavares… Il y a tant à lire, à découvrir.
Tout cela fait de ce petit pays périphérique une oasis paradisiaque – un lieu qui, d’une certaine manière, appartient encore en partie à une autre époque. La différence entre la France et le Portugal n’est que d’une heure (le Portugal a du retard), mais en réalité, le Portugal est, par quelque miracle, resté dans le siècle dernier – pas dans le mauvais sens, mais dans le meilleur esprit possible.
Est-ce une illusion ? Peut-être votre vieux scribe a-t-il tout imaginé ? Mais même si c’est le cas, quelle belle illusion… et si tangible.
Assez pour aujourd’hui. Gardons quelque chose pour les longs jours de pluie et de froid qui nous attendent dans notre chère Picardie.
Vous m’imaginez sans doute, le cœur léger, perdu dans le charme mélancolique d’un petit café de Guimarães ,Braga , où l’ombre de Pessoa murmure encore entre les lignes de « Le Livre de l’Intranquillité », tandis qu’au loin, une voix de fadiste déchire le silence d’une ruelle pavée. Vous me voyez errer dans les ruelles de Porto, où le Douro coule comme un vin vieux, et où chaque librairie, chaque azulejo raconte une histoire plus ancienne que la mer.
Les journées ? Elles se perdent entre les pages jaunies des livres oubliés, les forêts d’eucalyptus qui bruissent comme des poèmes inachevés, et les criques secrètes où l’Atlantique vient déposer ses rêves en écume. Je goûte des pastéis de nata encore tièdes, je sirote un vinho verde à l’ombre d’un platane centenaire, et je me dis que le Portugal est un pays qui se lit autant qu’il se vit – une mélodie triste et joyeuse, comme un fado qui parle de saudade et d’espoir en même temps.
Et pourtant…
Malgré tout cela, c’est vers vous que mes pensées reviennent. Car pendant que je m’enivre de ces paysages, de ces mots, de ces musiques, je prépare aussi, page après page, une année qui sera à la hauteur de votre curiosité. Je dévore les livres comme un affamé, je traque les pépites littéraires, les disques rares, les films oubliés – tout ce qui fera de notre petite librairie, au cœur de Villers-Bretonneux, un refuge où l’on vient autant pour rêver que pour acheter.
Rassurez-vous : je reviendrai les bras chargés de livres, de musiques, et de cette lumière si particulière qui nimbe le Portugal – celle qui fait briller même les jours gris. Et nous aurons tant à partager ! Des vers de Pessoa aux accords de Dead Combo, des éclats de José Saramago aux couleurs de Paula Rego… Tout cela viendra peupler nos étagères et nos conversations.
Je vous écris pour vous dire que je ne vous oublie pas – que même au milieu de cette douce folie portugaise, c’est votre visage, vos questions, vos rires qui me manquent. Mais patience… Bientôt, je serai de retour, et nous ferons de cette nouvelle année une fête des mots, des images et des sons.
En attendant, je bois un café à votre santé, quelque part entre Braga et le bout du monde.
Votre libraire, toujours un peu ailleurs mais jamais bien loin,
Une petite livre ? Bien au contraire. Une mosaïque d’histoires brèves, mais peuplées de figures immenses.
Quiconque aime sa terre natale, ces paysages qui ont façonné son âme et ces visages anonymes qui en racontent l’âme secrète, se doit d’ouvrir le livre de Luc Marissal. Plus qu’un simple recueil, c’est une arche fragile où repose un monde englouti – pas celui des grandes dates ou des héros officiels, mais celui des rires , des larmes séchées au coin de l’âtre, des silences qui en disent plus que les discours. Avec une patience d’archéologue, Marissal exhume une époque pourtant proche : quelques décennies à peine nous en séparent, et pourtant, quelle distance !
Ces récits, tissés de souvenirs villageois, sont des lambeaux d’une histoire locale trop modeste pour figurer dans les manuels. L’Histoire, avec sa majuscule, préfère les batailles et les traités ; elle ignore les « petits » lieux dont les noms se perdent, les « petites » gens dont les vies se confondent avec la terre qu’elles ont labourée. Mais Luc Marissal, lui, leur tend la plume. Dans son écriture, les simples gens de nos campagnes – tous ces oubliés – retrouvent un visage. Il capte leurs combats (pas seulement ceux de la guerre, mais ceux du quotidien), leurs blessures invisibles, leurs questions sans réponse, leurs gestes maladroits, empreints d’une humanité touchante.
Ce qui frappe, c’est la tendresse sans mièvrerie, la lucidité sans cynisme. Marissal n’idéalise pas : il restitue. Son style, à la fois lyrique et concret, donne à ces existences une densité littéraire sans jamais tomber dans le folklore ou le pastiche. C’est une écriture « populaire » au sens noble – ancrée dans le réel, mais irradiée d’une intelligence discrète. Aucune pose intellectuelle : juste la voix juste.
La librairie Chien sur la Lune en fait un de ses coups de cœur. Ce livre s’adresse à ceux qui sentent bien que le présent, avec ses écrans et ses rythmes frénétiques, a peut-être perdu quelque chose d’essentiel. Ces hommes et femmes d’autrefois, si loin dans nos représentations, nous tendent un miroir déformant mais cruellement véridique : leurs vies, rudes et lumineuses, nous rappellent que la réalité ne se mesure pas en « pixels » ou en « likes ». En les lisant, on entrevoit une forme d’authenticité qui, paradoxalement, manque à nos modernités désenchantées.
JuricaPavičić ou l’art de fissurer les cartes postales
Je me souviens de ce jour répugnant, gris et froid, quelque part en novembre, au début des années 1990. Les arbres de la ville, dénudés, sans feuilles. Les rues désertes, criblées de nids-de-poule et de flaques profondes. Le chemin vers la gare routière longeait un terrain de football improvisé. Cinquante réservistes en uniformes vert olive, l’air hagard, le visage sombre et renfrogné. Comme l’atmosphère de cette petite ville minière, traversée par une pluie froide et persistante. Ils attendaient, alignés, qu’un vieux bus délabré se gare – un Mercedes autrefois prestigieux, désormais une épave qui allait emmener ces hommes taciturnes vers la Croatie, en pleine guerre fratricide, où « frère s’était dressé contre frère », où des ruisseaux de sang se déversaient dans l’Adriatique, cette mer joyeuse et bleue de notre enfance.
Là où nous, gamins, passions nos vacances, nos classes vertes, tonnaient désormais les canons, les obusiers, la mort et la destruction. J’avais peur. J’étais écœuré. Je ne savais où me mettre. Pour des gens comme moi, il n’y avait pas de place dans cette société. Tout n’était que ténèbres, chaos, corruption, misère, mort et désespoir autour de moi. Dans la ville, on poignardait régulièrement quelqu’un. Les violences familiales atteignaient leur paroxysme. Les criminels volaient, terrorisaient, et les meurtres faisaient partie du quotidien. Tout cela se déroulait au début des années 90 dans cette « ex-Yougoslavie ».
J’étais lycéen à l’époque. Le pays sombrait dans le chaos. Une guerre civile faisait rage en Croatie, une autre couvait en Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, avec le recul, tout cela semble être arrivé à quelqu’un d’autre. Pas à nous, les gens de l’ex-Yougoslavie. Non, à des gens disparus depuis longtemps, qui vivaient des temps obscurs et révolus.
Je raconte tout cela parce que les écrits de Jurica Pavičić me ramènent à ces années terrifiantes, bien que sa prose soit moderne et, qui plus est, « étrangère » – car elle vient d’un « pays étranger » qui fut pourtant celui de mon enfance, de mes étés, de mes rires, de mes plongeons dans cette mer bleue et infinie, de mes premiers amours, de ces soirées joyeuses autour des coquillages, où les vieux sirotaient leur bevanda et leur gemisch, tandis que nous, gamins, sirotions nos Cocta devant des hébergements bon marché, où l’on restait parfois un mois entier.
Chaque personnage de ses romans me renvoie à ce passé, à cette époque qui nous a tous façonnés, certains en bien, d’autres en mal. Son œuvre est une autopsie de nos espoirs perdus, de nos rêves, de cette transition entre les « Lendemains qui chantent » et la grise médiocrité d’aujourd’hui.
Pour le public occidental, cet aspect du roman échappe à la compréhension. Bien que les thèmes de Pavičić soient universels (un roman noir dans sa plus pure expression), il y a quelque chose de « sauvagement balkanique » que seuls les habitants des Balkans peuvent saisir. C’est pourquoi Mater Dolorosa est un roman d’une puissance rare, explorant une fois de plus avec maestria les abîmes humains et sociaux, nous plongeant dans un monde de contrastes profonds. Car l’Europe du Sud-Est ne connaît pas la « mesure », mais seulement les extrêmes de l’endurance et de la souffrance. Un lieu où chaque trait de caractère frôle ces limites : amour – haine, noir – blanc, courage – lâcheté, bonheur – mélancolie infinie, et ainsi de suite, sans fin. Croates, Bosniaques, Serbes sont l’incarnation de cette démesure, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Longtemps, j’ai cru que la Croatie, cette terre à l’orientation méditerranéenne et centre-européenne, jouissait de plus de liberté, de justice et d’acquis « civilisationnels », et qu’elle avait réussi, comme ses frères slovènes, à échapper au syndrome « balkanique ». Après tout, ils ont rejoint l’UE ! Pavičić, avec une honnêteté et une profondeur rares, affronte le spectre de la « Croatie moderne » et se mesure aux « démons » du passé, profondément ancrés dans le présent. Tel un scalpel, il tranche dans la chair de son pays, extirpe tumeurs, polypes et nœuds, tente de guérir. Et quand la guérison est impossible, il s’efforce de soulager, d’expliquer au patient la source du mal, de la souffrance.
Pavičić connaît sa contrée comme sa poche, les gens qui la peuplent, des laissés-pour-compte aux arrivistes, les pièges du capitalisme sauvage si enchanteur, les chemins de traverse du tourisme de masse. Il connaît hier et aujourd’hui, ne spécule pas sur demain.
La famille Runjić vit dans un appartement socialiste préhistorique, en périphérie de Split, cette magnifique ville antique sur la côte adriatique. La mère, la fille et le fils ; le père est mort depuis longtemps dans un accident de voiture. Ils vivent dans un petit appartement hérité de la grand-mère ou du grand-père. Dans l’ex-Yougoslavie, les logements étaient attribués (à vie) par l’État socialiste ou les entreprises publiques. Ces appartements pouvaient être rachetés à bas prix pendant la période de transition.
L’intrigue débute avec la découverte du corps sans vie d’une jeune femme dans les ruines d’une vieille usine socialiste. La victime appartient à une famille aisée de Split, et la pression sur la police pour retrouver le meurtrier est intense. Le jeune inspecteur Zvone, accompagné d’un collègue plus âgé (de l’époque de Tito et du Parti), sera chargé de démêler cette histoire humaine très complexe. La famille Runjić se retrouvera entraînée dans un tourbillon de mensonges, de tromperies et de crimes, malgré elle.
Car Katja et Ines, la mère et la sœur, sont des gens ordinaires qui, chaque jour, quittent le décor « paradisiaque méditerranéen » pour rejoindre le Split gris et socialiste, où le glamour n’existe que dans les magazines people, et où l’avenir radieux n’est plus qu’un rêve oublié. Pendant ce temps, un voisin s’approprie illégalement des buanderies pour les transformer en appartements Airbnb destinés aux touristes occidentaux. Le bruit et la poussière rendent la mère et la sœur folles. Avec elles, dans ce petit appartement, vit un spectre – le fils Mario, un jeune homme au chômage, incarnation du vide, de l’absurdité, une personnalité quasi inexistante dans ce roman, et pourtant l’étincelle qui précipitera toute l’histoire dans l’abîme.
Le suspense ne réside pas dans l’attente de découvrir l’identité du meurtrier – ce n’est pas crucial ici, comme dans les autres romans de Jurica Pavičić. Pour le lecteur, l’essentiel est de rester jusqu’au bout avec ces personnages de chair et de sang, si réalistes qu’on pourrait presque les toucher, les entendre, rêver avec eux, avoir peur d’eux et sombrer avec eux dans le gouffre.
Pavičić ne nous épargne rien. Il décrit la réalité brutale du quotidien, sans nostalgie facile pour le passé, mais aussi sans fard pour la « nouvelle Croatie moderne ». Ainsi, dans Mater Dolorosa, un homme ordinaire se retrouve pris dans un tourbillon de passions, de mensonges, d’injustices sociales et de décadence, mais aussi d’un amour infini, prêt aux pires et plus sombres compromis. Comme le disait Dante, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
C’est là que réside le suspense insoutenable de ce roman – dans l’humanité profonde, ordinaire et crue de l’homme.
Les années de chaos et d’obscurité des années 90 sont loin. Les visiteurs de ces contrées sont généralement émerveillés par les paysages, les îles, la mer, les criques, les baies. Par une vie en apparence agréable et belle (il y a bien sûr une part de vérité là-dedans) et par des gens traditionnellement accueillants, doux et raffinés.
Qui pourrait imaginer que ces mêmes lieux ont longtemps senti la fumée, le sang et la boue ? Que sous le couvercle de la cocotte-minute, tout bout encore, qu’une simple « allumette » suffirait à enflammer tout le Sud-Est ? Que l’amour et les sacrifices impitoyables sont parfois une lourde croix et un mal, et que de la volonté de bien peut naître le mal, la sauvagerie et le mensonge, qui coûtent très, très cher !
Pavičić, avec une maîtrise magistrale, nous entraîne dans ce monde – nous qui le connaissons, mais aussi vous qui découvrez « notre belle » Croatie, jeune et pleine de contradictions, de contrastes et de dichotomies. Jurica pose des questions, donne un contexte, des pistes, une direction. À vous de trouver les réponses, le chemin, la sortie du labyrinthe.
Encore un chef-d’œuvre du polar par l’un des plus grands écrivains croates (n’oublions pas l’excellent Ante Tomić), qui nous emporte, comme »bura » le tempete maritime , dans une intrigue digne des plus grands romans du genre – car c’est bien un grand ROMAN !
Comment ne pas adorer Sylvain Tesson ? Son dernier ouvrage, Les Pilliers de la mer (Albin Michel, 21,90 €), est un mélange enivrant de récit de voyage et d’épopée verticale, où se mêlent folie, volonté et soif d’aventure. Certes, Tesson dérange – la bien-pensance de la gauche moralisatrice et la médiocrité confortable des médiocrates s’en offusquent – mais qu’importe ! L’homme reste un conteur hors pair, capable de nous transporter vers ces terres oubliées, ces stacks, ces aiguilles marines dressées comme des géants pétrifiés par le vent et les embruns.
The rocky cliffs of Étretat by Monet.jpg
Qui est Sylvain Tesson ?
Écrivain-voyageur, alpiniste et provocateur littéraire, Tesson est l’héritier des grands aventuriers-mystiques, de Kessel à Monfreid. Né en 1972, il a sillonné l’Asie centrale à cheval (L’Axel du loup), survécu six mois seul dans une cabane sibérienne (Dans les forêts de Sibérie – Prix Médicis essai 2011), et escaladé les cathédrales de calcaire du monde (Sur les chemins noirs). Son style ? Un mélange de lyrisme cru et de pessimisme joyeux, servi par une érudition sans faille.
Ses œuvres incontournables :
Dans les forêts de Sibérie (2011) : Journal d’un ermite volontaire.
Berezina (2015) : Sur les traces de Napoléon en side-car… vodka à l’appui.
La Panthère des neiges (2019 – Prix Renaudot) : Quête du félin fantôme au Tibet.
Les Pilliers de la mer (2023) : Ode aux stacks, ces « totems des océans ».
Bande-son idéale : Lankum- Go dig my grave et Master Crowley , Irish Rover , New York Trader
Pour accompagner la lecture, rien de mieux que les harmonies sombres et envoûtantes de Lankum, ce groupe irlandais qui mêle folk traditionnel et drones hypnotiques. Leurs mélodies tourmentées, peuplées de murmures celtiques et de grondements telluriques, épousent parfaitement l’univers de Tesson : une quête solitaire face aux éléments, où la beauté le dispute à la mélancolie.
Comment conquérir l’inconquis ? Comment dompter ces cathédrales de granit qui défient l’érosion, ces sentinelles immobiles qui narguent la fureur de l’Atlantique ? Tesson, en alpiniste des mers, vous prend par la main et vous hisse au sommet de ces solitudes minérales. Avec lui, vous affronterez les « tueurs silencieux » – ces récifs traîtres, ces courants assassins – et vous goûterez à l’ivresse de l’engagement total.
Un livre pour ceux qui rêvent encore d’horizons lointains, pour les amoureux des stacks (ces colonnes spectaculaires, vestiges d’anciennes falaises déchiquetées par les vagues), pour les disciples de l’aventure pure.
Disponible chez Chien Sur La Lune – parce qu’un tel périple mérite bien une librairie qui porte la lune dans son nom.
Alors que l’affaire Matzneff a défrayé la chronique, un livre reste indispensable pour comprendre l’ampleur réelle du scandale : L’Arme la plus meurtrière de Francesca Gee. Notre Livre du Mois se distingue par son approche rigoureuse et sobre, loin du sensationnalisme, pour révéler les mécanismes d’un système qui a permis l’impunité pendant des décennies.
Francesca Gee ne se contente pas de documenter les crimes – elle analyse froidement leur banalisation par les milieux littéraires et médiatiques. Son enquête rappelle que Matzneff n’était pas un « artiste maudit » isolé, mais le produit d’un réseau de complaisance : éditeurs, critiques et institutions culturelles qui ont couvert, voire célébré, ses textes ouvertement criminels.
Le plus troublant ? Ces livres où Matzneff détaillait ses violences, aujourd’hui introuvables, ont pourtant été publiés sans obstacle et même récompensés (Renaudot essai 2013). Gee démontre comment le crime a été littérairement légitimé, avec la complicité passive d’un milieu qui se savait coupable.
Disponible à la librairie Chien Sur La Lune (19€), ce livre est une lecture nécessaire pour qui veut comprendre les silences complices de l’élite culturelle. Francesca Gee, autrice injustement marginalisée, mérite d’être découverte – car son travail fait bien plus qu’exposer un scandale : il questionne notre capacité collective à regarder la vérité en face.